— Veux ma carcasse ? Viens la prendre… ! »
Ce défi-là, Clinquefrac ne se montrait guère enclin à le relever. L’exiguïté de la position qu’occupaient les frères noirs réduisait presque à rien l’avantage du nombre ; pour les extirper de leur tanière, les sauvageons se verraient contraints de monter les y affronter deux par deux. Un cavalier grimpa néanmoins le rejoindre, une de ces amazones que, dans son jargon, leur peuplade appelait piqueuses. « On est dix-quatre et vous deux, corbacs, plus huit chiens contre votre loup, lança-t-elle. Combattre ou fuir, vous êtes à nous.
— Montres-y, commanda Clinquefrac. »
Elle farfouilla dans un carnier maculé de sang et brandit un trophée. Ebben. Qui, chauve comme un œuf, pendouillait de biais, tenu par une oreille. « Mort en brave, commenta-t-elle.
— Mais mort, conclut Clinquefrac. Vous pareil. » Il exhiba sa hache de guerre et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Du bel et bon acier, dont les deux lames miroitaient d’un éclat funeste. Pas homme à négliger ses armes, Ebben. Venus se masser auprès de leur chef, les autres sauvageons se répandirent en quolibets. Quelques-uns prirent Jon pour cible. « ’l est à toi, c’ loup, mon gars ? cria un adolescent maigrichon qui agitait un fléau de pierre. M’en f’rai un manteau d’ici c’ soir. » A l’autre bout du groupe, une piqueuse écarta ses fourrures en loques sur une lourde mamelle blême. « Y veut pas sa m’man, bébé ? Viens m’ sucer ça, petiot ! » Les molosses clabaudaient aussi.
« Cherchent à nous humilier pour qu’on fasse une connerie. » Le regard de Qhorin s’appesantit sur Jon. « Oublie pas tes ordres.
— ’paremment qu’y faut l’ver les corbacs ! aboya Clinquefrac par-dessus les vociférations. Fichez-y des plumes !
— Non ! » éructa Jon avant que les archers n’aient le temps de tirer. Deux pas le jetèrent vers l’adversaire. « Nous nous rendons !
— On m’avait bien prévenu que c’était couard, le sang de bâtard, entendit-il Qhorin Mimain déclarer froidement dans son dos. Le fait est, je vois. Va t’aplatir devant tes nouveaux maîtres, pleutre. »
Rouge de honte, il descendit jusqu’à l’endroit où se tenait, toujours en selle, Clinquefrac. Qui, du fond des orbites de son heaume, le dévisagea avant de lâcher : « Le peuple libre n’a que faire de pleutres.
— Ce n’est pas un pleutre. » Retirant son couvre-chef tapissé de peau de mouton, l’un des archers secoua sa tignasse rouge. « C’est le bâtard de Winterfell. Il m’a épargnée. Qu’il vive. »
Jon croisa le regard d’Ygrid et demeura muet.
« Qu’il meure, riposta le seigneur des Os. Le corbac est un fourbe noir. Pas confiance en lui. »
Sur son perchoir rocheux, l’aigle battit des ailes en claironnant sa rage.
« Y te hait, Jon Snow, expliqua Ygrid. Et pas pour rien. ’l était homme, avant que tu le tues.
— Je l’ignorais, avoua Jon, non sans candeur, tout en essayant de se rappeler les traits de sa victime, au col. Tu m’as dit que Mance me prendrait.
— Et y le fera, maintint-elle.
— Mance est pas là, coupa Clinquefrac. Etripe-le-moi, Ragwyle. »
Les yeux plissés, la piqueuse objecta : « Si le corbac veut rejoindre le peuple libre, il a qu’à montrer sa vaillance et nous prouver sa bonne foi.
— Demandez-moi n’importe quoi, et je le ferai. » C’était dur à sortir, mais il parvint à se l’arracher.
A l’éclat de rire qui le secoua, l’armure de Clinquefrac répondit par un fracas d’os. « Alors, tue le Mimain, bâtard.
— Comme s’il en était capable ! ricana Qhorin. Demi-tour, et crève, Snow. »
Déjà s’abattait son épée, mais il se trouva que Grand-Griffe bondit, bloqua. L’impact fut néanmoins si violent que Jon manqua lâcher la lame bâtarde et dut reculer, titubant. Quoi qu’ils exigent, tu ne devras pas barguigner. Assurant sa prise à deux mains, il fut assez prompt pour contre-attaquer, mais le patrouilleur balaya sa botte d’un simple revers dédaigneux. Et ils poursuivirent de la sorte, avançant, reculant tour à tour, environnés de leurs manteaux noirs, la prestesse du cadet compensant l’effroyable vigueur et les estocades gauchères du grand aîné. Semblant surgir de partout à la fois, le fer de Mimain grêlait à droite, à gauche et menait Jon, tel un fantoche, où il voulait, menaçant sans trêve de le déséquilibrer, l’éreintant si bien qu’il sentait déjà s’engourdir ses bras.
Et, lors même que les mâchoires de Fantôme se furent refermées sur l’un de ses mollets, Qhorin se débrouilla pour ne pas perdre pied, mais la seconde qu’il consacra à se démener fournit l’ouverture, Jon pointa, pivota, le patrouilleur s’était rejeté en arrière, et il sembla un instant que le coup ne l’avait pas touché, mais, soudain, tout un collier de larmes rouges, aussi rutilantes que des rubis, lui cercla la gorge, le sang gicla à gros glouglous, et Qhorin Mimain s’effondra.
Si le museau de Fantôme en dégoulinait, seule était barbouillée d’écarlate l’extrême pointe de l’épée bâtarde, deux maigres travers de doigts. Ayant fait lâcher prise au loup, Jon s’agenouilla, l’enferma dans un de ses bras. Déjà s’éteignait le regard du vieux patrouilleur. « … tranche », exhala-t-il en levant sa main mutilée. Qui retomba. C’était fini.
Il savait, songea-t-il, vaseux. Il savait ce qu’on allait exiger de moi. Puis la pensée le traversa de Samwell Tarly, et de Grenn, et d’Edd la Douleur, et de Pyp et de Crapaud restés à Châteaunoir, là-bas. Venait-il de les perdre, tous, comme il avait déjà perdu Bran et Rickon et Robb ? Qui était-il, maintenant, quoi ?
« Relevez-le. » De rudes mains le remirent debout. Il ne résista pas. « T’as un nom ? »
Ygrid répondit à sa place. « Y s’appelle Jon Snow. ’l est le sang d’Eddard Stark, de Winterfell. »
Ragwyle se mit à glousser. « Qui aurait cru ? Qhorin Mimain crouni par un détritus de noblaille !
— Etripe-le-moi. » L’ordre émanait de Clinquefrac, toujours à cheval. L’aigle vint à tire-d’aile se jucher, braillard, sur son heaume d’os.
« Y s’est rendu, protesta Ygrid.
— Ouais, pis fait son frangin, renchérit un vilain bout d’homme coiffé d’un morion dévoré de rouille. »
Tout cliquetant d’os, Clinquefrac poussa de l’avant. « C’ le loup qu’a fait tout l’ boulot. Une saleté. C’t à moi qu’ rev’nait la mort du Mimain.
— Même que t’en mourais d’envie ! ça, on est tous témoins…, se gaussa Ragwyle.
— C’t un zoman, grommela le seigneur des Os, puis qu’un corbac. Y m’ débecte.
— Et quand y serait un zoman, riposta Ygrid, toujours pas ça qui nous fait peur, les zomans, si ? » Des cris d’approbation fusèrent, çà et là. Tout noir de méchanceté que se devinait son regard au fond des orbites du crâne jauni, Clinquefrac finit par grogner un simulacre de soumission. Ils sont vraiment un peuple libre, songea Jon.
Ils brûlèrent Qhorin Mimain à l’endroit même où il était tombé, sur un bûcher primitif d’aiguilles de pin, de broussailles et de branchages. Comme il s’y trouvait du bois vert, la combustion fut lente et fuligineuse, accompagnée d’un panache noir qui jurait sur l’azur minéral du ciel. Après que Clinquefrac se fut adjugé quelques os noircis, ses compagnons jouèrent aux dés les frusques du patrouilleur. A Ygrid échut son manteau.
« On rentre par le col Museux ? » lui demanda Jon. Il doutait d’en jamais revoir les parages, dût son cheval survivre à cette seconde équipée.
« Non, dit-elle. Là-bas derrière, y a plus rien. » Son regard n’exprimait que tristesse. « A cette heure, Mance a dû pas mal descendre la Laiteuse. ’l est en marche contre ton Mur. »
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