Le marbre noir était lisse comme du verre. Les maçons avaient bien travaillé. Les interstices entre chaque pan glacé étaient à peine assez larges pour qu’on y introduise un couteau. Mais assez larges quand même.
« Et rien qu’une fois ? » fit Teppic.
* * *
Koomi se rongeait les ongles comme un malade.
« Le feu, dit-il. Ça les arrêterait, ça. Ils sont très inflammables. Ou alors l’eau. Ils se dissoudraient sûrement.
— Il y en avait qui détruisaient les pyramides, fit le grand prêtre de Juf, le dieu à tête de cobra de papyrus.
— Ceux qui reviennent d’entre les morts, faut toujours qu’ils soient de mauvaise humeur », dit un autre prêtre.
Koomi observait l’armée qui s’approchait, en proie à un ahurissement croissant.
« Où est Dios ? » lança-t-il.
On poussa le vieux prêtre au premier rang.
« Qu’est-ce que je vais leur dire ? » demanda Koomi.
Il serait inexact d’affirmer que Dios sourit. Il sentait rarement qu’on attendait ce type de réaction de sa part. Mais ses lèvres se plissèrent aux commissures et ses yeux se fermèrent à demi.
« Vous pourriez leur dire, fit-il, que des temps nouveaux exigent des hommes nouveaux. Vous pourriez leur dire qu’il est temps de laisser la place à des jeunes aux idées neuves. Vous pourriez leur dire qu’ils sont passés de mode. Vous pourriez leur dire tout ça.
— Ils vont me tuer !
— Je me demande s’ils tiennent tellement à votre compagnie éternelle.
— Vous êtes encore grand prêtre !
— Pourquoi vous ne leur parlez pas ? fit Dios. N’oubliez pas de leur signaler qu’ils auront beau crier et résister, on va les entraîner dans le siècle du Cobra. » Il tendit le bourdon à Koomi. « Si c’est bien comme ça qu’on appelle ce siècle », ajouta-t-il.
Koomi sentit les regards de ses collègues des deux sexes posés sur lui. Il s’éclaircit la gorge, rectifia sa robe et se tourna face aux momies.
Elles psalmodiaient quelque chose, un seul mot, répété à l’infini. Un mot qu’il n’arrivait pas à bien saisir mais qui les avait visiblement plongées dans une rage folle.
Il brandit le bourdon, et les serpents sculptés dans le bois eurent l’air anormalement vivants dans la lumière chiche.
Les dieux du Disque – et il s’agit ici des grands dieux consensuels qui résident vraiment à Dunmanifestine, leur Walhalla pavillonnaire juché sur la montagne centrale excessivement haute du monde, où ils passent leur temps à observer les singeries ridicules des mortels et à organiser des pétitions contre l’arrivée massive des Géants des Glaces, responsables de la chute des cours de l’immobilier dans les régions célestes –, les dieux du Disque, disions-nous, ont toujours éprouvé de la fascination pour l’incroyable aptitude de l’humanité à prononcer exactement les mauvaises paroles au mauvais moment.
Il n’est pas ici question d’erreurs bénignes dans le genre : « Il n’y a aucun danger », ou « Celui qui grogne ne mord pas », mais de petites phrases toutes simples qu’on lance dans des situations difficiles avec le même effet qu’une barre d’acier dans les paliers d’une machine à vapeur de 660 mégawatts tournant à 3000 tours-minute.
Et les connaisseurs du penchant de l’homme à mettre ses extrémités inférieures dans le récipient de son déjeuner sont tous d’accord : quand on ouvrira les enveloppes des juges, la superbe réplique de Hoot Koomi – « Hors d’ici, fantômes fétides » – pourra prétendre au titre de salut le plus crétin de tous les temps.
Le premier rang d’ancêtres s’arrêta, puis fit encore un pas sous la pression des suivants.
Le roi Teppicymon XXVII, que ses vingt-six prédécesseurs avaient d’un commun accord désigné comme porte-parole, s’avança tout seul en titubant et souleva un Koomi tremblant par les bras. « Qu’est-ce que vous avez dit ? »
Les yeux de Koomi roulèrent dans leurs orbites. Sa bouche s’ouvrit et se referma, mais sa voix décida sagement de ne pas franchir ses lèvres.
Teppicymon colla sa figure bandelettée sous le nez pointu de l’ecclésiastique.
« Je me souviens de vous, gronda-t-il. Je vous ai vu faire des ronds de jambe dans tous les coins. Un vilain coco, pour sûr, que je m’étais dit. »
Il promena un regard noir sur les autres.
« Tous des prêtres, hein ? Z’êtes venus vous excuser, c’est ça ? Il est où, Dios ? »
Les ancêtres se poussèrent en avant en marmonnant. Quand on est mort depuis des siècles, on n’est guère enclin à se montrer généreux envers ceux qui vous ont promis de bons moments dans l’au-delà. Il y eut une bousculade au milieu de la foule lorsque le roi Psamnut-kha, qui avait passé cinq millénaires sans autre panorama que le dessous d’un couvercle, fut maîtrisé par des collègues plus jeunes.
Teppicymon ramena les yeux sur Koomi, lequel n’était allé nulle part. « Fantômes fétides, hein ? dit-il.
— Euh… fit Koomi.
— Posez-le. » Dios retira doucement le bourdon des doigts dociles de Koomi. « Je suis Dios, le grand prêtre. Pourquoi vous êtes ici ? »
C’était une voix parfaitement calme et raisonnable, où perçait une autorité soucieuse mais indubitable. Une voix que les pharaons de Jolhimôme entendaient depuis des millénaires, une voix qui régulait les jours, prescrivait les rituels, découpait le temps en segments parfaitement usinés, interprétait les desseins des dieux envers les hommes. C’était le ton de l’autorité, il remuait d’antiques souvenirs chez les ancêtres qui prirent un air gêné et frottèrent leurs pieds par terre.
Un jeune pharaon tituba en avant.
« Espèce de salaud, croassa-t-il. Tu nous as fait la toilette des morts et puis tu nous as enfermés, un par un, pendant que toi, tu continuais ta petite vie. Tout le monde croyait que ton nom se transmettait d’un grand prêtre à l’autre, mais c’était toujours toi. Tu as quel âge, Dios ? »
Silence. Personne ne bougeait. Une petite brise soulevait un peu de poussière.
Dios soupira.
« Je ne l’ai pas voulu, dit-il. Il y avait tant à faire. Jamais assez d’heures dans la journée. Je vous assure, je ne me rendais pas compte. Je croyais que je me reposais, sans plus. Je ne me doutais de rien, j’étais conscient des rituels qui passaient, pas des années.
— On vit longtemps dans ta famille, hein ? » ironisa Teppicymon.
Dios le regarda fixement, ses lèvres bougeaient toutes seules. « Ma famille, dit-il enfin d’une voix plus douce que son aboiement habituel. Ma famille. Oui. J’ai dû avoir une famille, pas vrai ? Mais, vous voyez, je ne m’en souviens pas. C’est la mémoire qui s’en va en premier. Bizarrement, les pyramides n’ont pas l’air de la préserver.
— C’est bien de Dios qu’on parle, le gardien des apostilles de l’histoire ? fit Teppicymon.
— Ah. » Le grand prêtre sourit. « La mémoire s’échappe de la tête. Mais elle reste tout autour de moi. Sur les rouleaux de papyrus, dans les livres.
— Ça, c’est l’histoire du Royaume, mon vieux !
— Oui. Ma mémoire. »
Le roi se détendit un peu. Une fascination mêlée d’horreur défaisait le nœud de rage qui l’étreignait.
« Tu as quel âge ? demanda-t-il.
— Je crois… sept mille ans. Mais parfois j’ai l’impression d’en avoir plus.
— Vraiment sept mille ans ?
— Oui, répondit Dios.
— Comment peut-on supporter ça ? »
Dios haussa les épaules.
« Même pendant sept mille ans, on ne vit qu’un jour à la fois », dit-il.
Lentement, au prix de plusieurs grimaces, il se baissa sur un genou et leva son bourdon dans des mains tremblantes.
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