— S’il vous plaît, m’dame, faut que je cogne sur la porte, m’dame, répondit Gern.
— Pas la peine de frapper. Il est toujours là.
— Mon assistant veut dire : pour faire sauter les sceaux, m’dame, intervint Aneth dans un souci de plaire.
— Vous êtes qui, vous ? demanda la reine.
— Je m’appelle Aneth, ô reine. Maître embaumeur.
— Oh, embaumeur, vraiment ? J’ai quelques points à revoir.
— Ce sera un honneur et un privilège, ô reine.
— Oui. Sûrement, dit-elle avant de se tourner dans un grincement vers Gern. Vas-y, jeune homme, mets-en un bon coup ! »
Ainsi encouragé, Gern abattit à toute vitesse le marteau en un large arc de cercle. L’outil vola devant le nez d’Aneth dans un bruit de perdrix et mit le sceau en pièces.
Ce qui sortit de la pyramide, une fois la poussière retombée, n’était pas habillé à la dernière mode. Les bandelettes étaient brunes, elles s’effilochaient et, remarqua Aneth avec une inquiétude toute professionnelle, elles commençaient déjà à s’user aux coudes. Lorsque l’être parla, ils eurent l’impression d’entendre s’ouvrir de vieux cercueils.
« Je me suys resveillé, dit-il. Et il n’y avait auscune lumyère. C’est l’austre monde, icy ?
— On dirait bien que non, répondit la reine.
— Alors, c’est tout ?
— Ça ne vaut guère le coup de mourir, hein ? »
L’ancien roi hocha la tête, mais doucement, comme s’il craignait qu’elle tombe.
« Il faut fayre quelque chose », dit-il.
Il se tourna du côté de la Grande Pyramide et tendit ce qui avait autrefois été un bras.
« Quy repose là-bas ? demanda-t-il.
— C’est la mienne, dit Teppicymon qui s’avança en titubant. Je ne crois pas que nous nous connaissons, je n’ai pas encore été enseveli, mon fils l’a bâtie pour moi. Je n’étais pas d’accord avec ça, vous pouvez me croire.
— C’est une chose terryble, fit l’ancien roi. J’ay senty qu’on la bâtyssait. Même dans le sommeyl de la mort, je l’ay senty. Elle est assez grande pour enterrer le monsde.
— Moi, je voulais me faire immerger dans l’océan, dit Teppicymon. Je hais les pyramides.
— Non, fit Ashk-ur-men-tep.
— Excusez-moi, mais si, insista poliment le roi.
— Mais non. Ce que vous éprousvez en ce moment, c’est une légère aversyon. Quand vous serez resté allongé mylle ans dans l’une d’elles, alors vous commencerez à savoyr ce qu’est la hayne. »
Teppicymon frissonna.
« La mer, dit-il. Ça, c’est bien. On se dissout. » Ils se mirent en route vers la pyramide suivante. Gern conduisait la marche ; on lisait sur sa figure comme dans un livre ouvert, un livre écrit tard le soir par un romancier qui trouve l’inspiration sur ordonnance. Aneth le suivait. Il bombait la poitrine. Il avait toujours espéré faire son chemin dans le monde, et voilà qu’aujourd’hui il marchait avec des rois.
Pardon. Qu’il titubait avec des rois.
* * *
C’était encore une belle journée dans le désert. On y avait toujours de belles journées, si par là on entend une température de four et du sable sur lequel on pourrait griller des châtaignes.
Sale-Bête courait vite, surtout pour laisser ses pieds le moins longtemps possible en contact avec le sol. L’espace d’un instant, alors qu’ils gravissaient cahin-caha les collines extérieures de l’oasis plantée d’oliviers et bigarrée de champs cultivés autour d’Ephèbe, Teppic crut reconnaître l’ Anonyme dans un tout petit point sur la mer d’azur. Mais ce n’était peut-être qu’un reflet sur une vague.
Puis il passa la crête et entra dans un monde de jaune et de terre de Sienne. Des arbres rabougris résistèrent quelque temps contre le sable, mais le sable l’emporta et poursuivit sa marche triomphale en avant, dune après dune.
Le désert n’était pas seulement chaud, il était silencieux. Il n’y avait pas d’oiseaux, aucun de ces susurrements que produisent des créatures organiques vivantes qui s’activent. La nuit on entendait peut-être les plaintes des insectes, mais ils s’étaient enfouis profond dans le sable pour échapper aux brûlures du jour. Le sable jaune et le ciel jaune lui aussi formaient une chambre sourde dans laquelle le souffle de Sale-Bête retentissait comme une machine à vapeur.
Teppic avait beaucoup appris depuis sa première sortie du Vieux Royaume, et il allait apprendre une chose de plus. Tous les experts reconnaissent que pour traverser la fournaise du désert, c’est une bonne idée de porter un chapeau.
Sale-Bête adopta le trot paresseux que tout bon chameau de course peut conserver des heures durant.
Au bout de trois ou quatre kilomètres, Teppic aperçut une colonne de poussière derrière la dune suivante. Ils finirent par rattraper le gros de l’armée éphébienne, qui avançait en cadence autour d’une demi-douzaine d’éléphants de combat et dont les plumets se balançaient dans la brise d’étuve. Par principe, ils poussèrent des vivats au passage de Teppic.
Des éléphants de combat ! Teppic gémit. Tsort aussi se servait d’éléphants de combat. Les pachydermes étaient à la mode ces temps-ci. Ils ne valaient pas grand-chose sauf pour piétiner leurs propres troupes lorsqu’ils paniquaient, ce qui arrivait inévitablement, aussi les grands esprits militaires des deux camps y avaient-ils remédié en élevant de plus gros spécimens. Les éléphants étaient impressionnants.
Pour une raison inconnue, plusieurs traînaient d’immenses chariots remplis de bois de construction.
Teppic poursuivit sa course cahotante tandis que le soleil escaladait la voûte céleste et, chose inhabituelle, que des taches bleues et violettes commençaient à se déplacer doucement à l’horizon en tournoyant sur elles-mêmes.
Il se passait autre chose de curieux. Le chameau avait l’air de trotter dans le ciel. Il y avait peut-être un rapport avec les tintements dans ses oreilles.
Fallait-il s’arrêter ? Mais dans ce cas sa monture risquait de tomber…
Midi était passé depuis longtemps lorsque Sale-Bête pénétra en chancelant dans l’ombre surchauffée de l’affleurement calcaire qui marquait jadis la frontière de la Vallée et qu’il s’écroula lentement dans le sable. Teppic dégringola par terre.
Un détachement d’Ephébiens regardait à courte distance un nombre tout à fait identique de Tsortiens postés en face. De temps en temps, pour faire bien, un soldat brandissait une lance.
Lorsque Teppic ouvrit les yeux, ce fut pour voir les masques de bronze effrayants de soldats éphébiens penchés sur lui, le regard interrogateur. Leurs bouches de métal étaient figées en d’affreux rictus dédaigneux. Leurs sourcils luisants se tordaient d’une colère noire.
« Té, il revient à lui, sergent », fit l’un d’eux.
Une face métallique comme la fureur des éléments s’approcha, emplit le champ de vision de Teppic.
« On est sorti sans son chapeau, hé, pitchoun ? fit-elle d’une voix joyeuse qui résonna bizarrement sous le métal. On était pressé de se frotter à l’ennemi, c’est ça ? »
Le ciel tournoya autour de Teppic, mais une pensée gigota dans la poêle à frire de son cerveau, prit le contrôle de ses cordes vocales et croassa : « Le chameau !
— On devrait t’mettre au trou pour l’avoir traité comme ça, le réprimanda le sergent en agitant un doigt. J’en ai jamais vu dans un état pareil.
— Ne le laissez pas boire ! » Teppic s’assit droit comme un piquet ; sous son crâne des gongs géants carillonnèrent et des feux d’artifice incandescents, façon artillerie lourde, éclatèrent. Les têtes casquées se tournèrent les unes vers les autres.
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