L’Enigme procurait au Sphinx, au gré des dimensions, beaucoup de distractions et d’innombrables repas.
Teppic ignorait ces détails tandis qu’il menait Sale-Bête dans les tourbillons de brume, mais les os qu’il écrasait au passage suffisaient à lui mettre la puce à l’oreille.
Des tas de gens étaient morts ici. Il était raisonnable de penser que les derniers en date avaient vu les restes de leurs prédécesseurs et qu’ils avaient par conséquent continué en redoublant de prudence. Et ça n’avait pas marché.
Inutile d’avancer à pas de loup, donc. En outre, certains rochers qui surgissaient dans la brume avaient des formes très angoissantes. Celui-là, par exemple, il ressemblait exactement à…
« Halte », lança le Sphinx.
Le silence ne fut plus rompu que par la brume qui dégouttait et le bruit de succion régulier de Sale-Bête qui s’efforçait d’extraire l’humidité de l’atmosphère.
« Vous êtes un sphinx, déclara Teppic.
— Le Sphinx , corrigea le Sphinx.
— Bon sang. On a plein de statues de vous chez nous. » Teppic leva les yeux, puis les leva encore plus haut.
« Je vous voyais plus petit, ajouta-t-il.
— Tremble, mortel. Car tu es en présence de la sagesse et de l’horreur. » Le Sphinx battit des paupières. « Elles sont bien, ces statues ?
— Elles ne vous rendent pas justice, répondit Teppic sans mentir.
— Ah bon, vous croyez ? Souvent, on me rate le nez. Mon profil droit, c’est le meilleur, il paraît, et… » Le Sphinx s’aperçut qu’il s’écartait de son sujet. Il toussa avec sérieux.
« Avant que je te laisse passer, ô mortel, il te faut répondre à mon énigme.
— Pourquoi ? fit Teppic.
— Comment ? »
Le Sphinx le regarda en cillant. Il n’avait pas été programmé pour ce genre de situation.
« Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que. Euh… parce que… attendez, oui, parce que sinon je vous arrache la tête. Oui, je crois que c’est ça.
— D’accord. Voyons cette énigme, alors. »
Le Sphinx s’éclaircit la gorge dans un bruit de camion vide effectuant une marche arrière dans une carrière.
« Qu’est-ce qui marche sur quatre pieds le matin, sur deux pieds à midi et sur trois pieds le soir ? » demanda le Sphinx d’un air suffisant.
Teppic réfléchit.
« Celle-là, elle est dure, dit-il enfin.
— La plus dure.
— Hum.
— Vous ne trouverez jamais.
— Ah.
— Est-ce que vous pourriez vous déshabiller pendant que vous cherchez ? Les frusques, ça m’agace les dents.
— Il n’y aurait pas une espèce d’animal dont les pattes repoussent après qu’on…
— Vous faites fausse route, dit le Sphinx en sortant ses griffes.
— Oh.
— Vous n’avez pas la moindre idée, hein ?
— Je continue de réfléchir.
— Vous ne trouverez jamais.
— Vous avez raison. » Teppic ne quittait pas les griffes des yeux. Ce n’est pas vraiment une bête de combat, se rassura-t-il, il est pourvu de trop d’attributs, c’est évident. D’ailleurs, ses seins vont le gêner, même si ce n’est pas le cas de son cerveau.
« La réponse, c’est : l’homme, fit le Sphinx. Dites, évitez de vous débattre, s’il vous plaît, ça libère des produits chimiques désagréables dans le sang. »
Teppic recula pour esquiver un coup de patte. « Minute, minute, fît-il. Comment ça : l’homme ?
— Facile. Un bébé se déplace à quatre pattes le matin, se tient sur ses deux jambes à midi, et le soir un vieillard marche avec une canne. Pas mal, hein ? »
Teppic se mordit la lèvre. « Vous voulez dire en une seule journée ? » demanda-t-il d’un air de doute.
Il y eut un long silence embarrassant.
« C’est un trucmachin, une figure de style, expliqua le Sphinx avec irritation en lançant un autre coup de patte.
— Non, non, écoutez, attendez une minute. Je voudrais qu’on soit bien clairs là-dessus, d’accord ? Je veux dire : c’est normal, non ?
— Il n’y a rien qui cloche avec l’énigme. Drôlement bonne, comme énigme. Ça fait cinquante ans que je la sers, depuis tout lionceau. » Il réfléchit un instant. « Oisillon, corrigea-t-il.
— C’est une bonne énigme, concéda Teppic d’un ton apaisant. Très profonde. Très prenante. Toute la condition humaine en quelques mots. Mais vous admettrez que tout ça n’arrive pas à un seul individu en une seule journée, hein ?
— Ben… non, reconnut le Sphinx. Mais ça coule de source dans le contexte. Toutes les énigmes contiennent un élément d’analogie dramatique, ajouta-t-il, l’air d’avoir entendu l’expression longtemps auparavant et de l’avoir trouvée bonne, quoique pas au point d’oublier d’en dévorer l’auteur.
— Oui, mais , fit Teppic qui s’accroupit et nettoya un carré de sable humide, est-ce que la métaphore a une cohérence interne ? Disons, par exemple, que l’espérance de vie moyenne est de soixante-dix ans, d’accord ?
— D’accord, admit le Sphinx du ton mal assuré du citoyen qui a fait entrer un représentant et voit se profiler un avenir où il va devoir souscrire une assurance-vie.
— Bon. Très bien. Alors midi correspond à trente-cinq ans, je n’ai pas raison ? Maintenant, compte tenu que la plupart des enfants font leurs premiers pas vers un an, la référence aux quatre pieds est parfaitement inadéquate, vous ne croyez pas ? Je veux dire, le plus gros de la matinée se passe sur deux jambes. Selon votre analogie… – il s’arrêta le temps d’effectuer quelques calculs à l’aide d’un fémur qui se trouvait là – une vingtaine de minutes seulement après zéro heure, disons une demi-heure tout au plus, se passent sur quatre pattes. Je n’ai pas raison ? Honnêtement ?
— Ben…
— De même, on ne marcherait pas avec une canne à six heures du soir parce qu’on n’aurait que… euh… cinquante-deux ans, énonça Teppic en gribouillant furieusement. En fait, on n’aurait pas franchement besoin d’aide pour se tenir debout avant au moins neuf heures et demie, d’après moi. Ceci en supposant que toute une vie s’écoule en un seul jour, ce qui est, je crois l’avoir déjà fait remarquer, parfaitement ridicule. Je regrette : le principe est valable, mais l’énigme ne colle pas.
— Ben… refit le Sphinx mais avec irritation cette fois, je ne vois pas ce que je peux y faire. C’est la seule que je connaisse. Je n’en ai jamais eu besoin d’autres.
— Il suffit de la modifier un peu, c’est tout.
— Comment ça ?
— Faites-la un peu plus réaliste.
— Hmm. » Le Sphinx se gratta la crinière avec une griffe. « D’accord, reprit-il sans grande assurance. J’imagine que je pourrais demander : Qu’est-ce qui marche sur quatre pieds…
— Métaphoriquement parlant, l’interrompit Teppic.
— Sur quatre pieds, métaphoriquement parlant, convint le Sphinx, pendant environ…
— Vingt minutes, on a dit, je crois.
— …d’accord, très bien, pendant vingt minutes le matin, sur deux pieds…
— Mais moi, je crois qu’appeler ça le matin, c’est un peu tiré par les cheveux, fit Teppic. C’est juste après minuit. Je veux dire, techniquement c’est bien le matin, mais au sens strict c’est encore la nuit, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Une ombre de panique s’étendit et figea le visage du Sphinx.
« Qu’est-ce que vous, vous en pensez ?
— Voyons où nous en sommes, d’accord ? Qu’est-ce qui, métaphoriquement parlant, marche sur quatre pieds juste après minuit, sur deux pieds pendant le plus gros de la journée…
— …sauf accident, fit le Sphinx d’un air pathétique, soucieux de montrer qu’il apportait sa contribution.
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