Il réfléchit encore un peu et ajouta : PEU DE KILOMAITRE.
Il peignait BON COURREUR lorsque Teppic entra en titubant et s’appuya, hors d’haleine, à l’encadrement de la porte. Des flaques d’eau se formèrent à ses pieds.
« Je viens pour mon chameau », dit-il.
Krona soupira.
« Hier soir, vous m’avez dit que vous repassiez dans une heure. Vous me devez une journée entière de pension, d’accord ? En plus je lui ai fait un nettoyage, j’ai vérifié les pieds, la révision complète ; il broutait, vous savez. Ça vous fera cinq cercs , d’accord, émir ?
— Ah. » Teppic se tapota la poche.
« Écoutez, dit-il. Je suis parti de chez moi un peu vite, vous voyez. Je ne crois pas avoir de liquide sur moi.
— Très bien, émir. » Krona reporta son attention sur sa planche. « Comment vous écrivez GARANTI DES ÂNÉES ?
— Je vous ferai porter l’argent sans faute », dit Teppic.
Krona lui fit le sourire méprisant de qui a tout vu dans sa vie – des ânes à la carcasse bricolée, des éléphants aux défenses en plâtre, des méharis à la bosse fixée à la colle – et de qui connaît les profondeurs purulentes de l’âme humaine quand il s’agit d’affaires.
« À d’autres, rajah, dit-il. Ça prend pas. »
Teppic farfouilla dans sa tunique. « Je peux vous donner ce couteau de grande valeur », proposa-t-il.
Krona lui jeta un bref coup d’œil et renifla.
« Désolé, pacha. Pas question. Pas de fric, pas de chameau.
— Je pourrais vous le donner la pointe d’abord », fit Teppic au désespoir, tout en sachant que cette simple menace le ferait exclure de la Guilde. Il avait aussi conscience que ça ne valait pas grand-chose comme menace. Les menaces n’étaient pas au programme de l’école de la Guilde.
Alors que Krona avait à sa disposition, assis sur des bottes de paille au fond des écuries, deux costauds qui commençaient justement à s’intéresser à la discussion. On aurait dit les frères aînés d’Alfonz.
On trouve ce genre de particuliers dans tous les dépôts de véhicules du multivers. Ce ne sont jamais vraiment des palefreniers, des mécanos, des clients ni des employés. Leur fonction reste toujours mal définie. Ils mâchouillent en douce des brins de paille ou fument des cigarettes. S’il arrive que des journaux traînent dans le coin, ils les lisent, ou du moins regardent les images.
Ils décidèrent d’observer Teppic de près. L’un ramassa deux briques et les fit sauter dans ses mains.
« Vous êtes jeune, ça se voit, fit aimablement Krona. Vous démarrez dans la vie, émir. Vous n’voulez pas faire d’histoires. » Il avança.
La grosse tête hirsute de Sale-Bête se tourna pour le regarder. Tout au fond de son cerveau des colonnes de petits chiffres se remirent à défiler de bas en haut en ronronnant.
« Ecoutez, je regrette, mais il faut que je récupère mon chameau, dit Teppic. C’est une question de vie ou de mort ! »
Krona agita une main à l’intention des deux parasites.
Sale-Bête lui balança une ruade. Le chameau avait des idées très précises sur les individus qui lui fourraient la main dans la bouche. D’un autre côté, il avait vu les briques, et tous les chameaux savent ce que ça veut dire, deux briques. Ce fut une bonne ruade, puissante, les orteils bien écartés, lente mais en apparence seulement. Elle souleva Krona de terre et le projeta avec précision dans un tas fumant de balayures dignes des écuries d’Augias.
Teppic se décolla du mur, courut, empoigna le pelage poussiéreux de Sale-Bête et lui atterrit lourdement sur le cou.
« Je regrette beaucoup, dit-il au peu qu’il distinguait de Krona. Je vais vraiment vous faire envoyer de l’argent. »
Sale-Bête, pendant ce temps, valsait sur place. Les compagnons de Krona restaient à distance respectable de ses pieds comme des assiettes qui fendaient l’air en vrombissant.
Teppic se pencha vers une oreille agitée de mouvements désordonnés.
« On rentre chez nous », souffla-t-il.
* * *
Ils avaient choisi au hasard la première pyramide. Le roi examina le cartouche sur la porte.
« Bénie soit la reine Far-re-ptah, lut respectueusement Aneth, souveraine des deux, seigneurie du Jolh, maîtresse de…
— Mamie Neuneu, fit le roi. Elle fera l’affaire. » Il regarda leurs figures ahuries. « C’est comme ça que je l’appelais quand j’étais petit. Je n’arrivais pas à prononcer Far-re-ptah, vous comprenez. Bon, allez-y. Ne restez pas comme ça, bouche bée. Abattez-moi cette porte. »
Gern souleva le marteau, l’air hésitant.
« C’est une pyramide, maître, en appela-t-il à Aneth. On est pas censés les ouvrir.
— Qu’est-ce que tu proposes alors, mon gars ? fit le roi. Qu’on glisse un couteau de table dans la fente et qu’on secoue la lame ?
— Vas-y, Gern, dit Aneth. Tout ira bien. »
Gern haussa les épaules, se cracha dans des mains déjà moites de terreur et balança le marteau.
« Encore », fit le roi.
Le grand bloc de pierre retentit sous les coups de marteau, mais c’était du granit, il tenait bon. Quelques écailles de mortier voltigèrent, puis les échos revinrent en rebondissant d’un bord à l’autre des avenues mortes de la nécropole.
« Encore. »
Les biceps de Gern jouèrent comme des tortues dans la graisse.
Cette fois un bruit sourd répondit au loin, comme si un lourd couvercle s’écrasait par terre.
Ils s’immobilisèrent, silencieux, pour écouter un raclement de pieds à l’intérieur de la pyramide.
« Je lui en redonne un coup, sire ? » demanda Gern. Ils lui firent tous deux signe de se taire.
Le raclement se rapprocha.
Puis la pierre bougea. Elle se coinça une fois ou deux mais elle bougea quand même, lentement, elle pivota sur le côté si bien qu’un trait d’ombre noire apparut. Aneth distingua une forme plus sombre dans les ténèbres.
« Oui ? fit la forme.
— C’est moi, mamie », répondit le roi.
L’ombre ne bougea pas.
« Quoi, le petit Nunuche ? » fit-elle d’un ton soupçonneux.
Le roi évita de regarder la figure d’Aneth.
« C’est ça, mamie. On vient te sortir.
— Qui sont ces gens ? demanda l’ombre avec humeur. Je n’ai rien, jeune homme, dit-elle à Gern. Je ne garde pas d’argent dans la pyramide et vous pouvez poser ce marteau, ça ne me fait pas peur.
— Ce sont des serviteurs, mamie, répondit le roi.
— Ils ont des pièces d’identité ? marmonna la vieille dame.
— Moi, je les identifie, mamie. On est venus te sortir.
— J’ai cogné pendant des heures », dit la défunte reine en émergeant dans la lumière du soleil. Elle ressemblait en tous points au roi, sauf que ses bandelettes étaient plus grises et poussiéreuses. « Finalement, j’ai été obligée d’aller m’allonger. On n’intéresse plus personne quand on est mort. Et on va où, là ?
— Faire sortir les autres, dit le roi.
— Une sacrée bonne idée. » La vieille reine le suivit d’un même pas titubant.
« Alors c’est ça, l’autre monde, hein ? fit-elle. Guère mieux que le premier. » Elle envoya sèchement un coup de coude à Gern. « Toi aussi, tu es mort, jeune homme ?
— Non, m’dame, répondit Gern de la voix courageuse mais tremblotante d’un funambule au-dessus des abîmes de la folie.
— Ça ne vaut pas le coup. Moi, je te le dis.
— Oui, m’dame. »
Le roi se dirigea de sa démarche traînante sur l’antique pavage jusqu’à la pyramide suivante.
« Je la connais, celle-là, dit la reine. Elle était là de mon temps. Le roi Ashk-ur-men-tep. Troisième empire. C’est pour quoi faire, le marteau, jeune homme ?
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