Voilà ce que veut dire mon prénom.
Il veut dire « Pays sous la vague ».
Et, comme une vague, la couleur revint à flots dans son esprit. C’était essentiellement le rouge de la fureur.
Comment ose-t-il !
Tuer les agneaux !
Mémé Patraque n’aurait pas permis ça. Elle ne perdait jamais un agneau. Elle savait les ramener à la vie.
D’abord, je n’aurais jamais dû partir d’ici, songea Tiphaine. J’aurais peut-être dû rester et tâcher d’apprendre par moi-même. Mais, si je n’étais pas partie, est-ce que je serais encore moi ? Est-ce que je saurais ce que je sais ? Serais-je devenue aussi forte que ma grand-mère ou serais-je une radoteuse ? Eh bien, je serai forte maintenant.
Quand les intempéries meurtrières étaient le fait de la nature aveugle, on ne pouvait que jurer comme un charretier, mais quand elles se promenaient sur deux jambes… alors on leur déclarait la guerre. Et il y aurait une addition à payer !
Elle tenta de bouger, et voilà que la blancheur céda. On aurait dit de la neige dure, mais elle n’était pas froide au toucher ; elle s’éboula et laissa un trou.
Un sol lisse, vaguement translucide, s’étendait devant Tiphaine. De grands piliers s’élevaient vers un plafond que masquait une espèce de brouillard.
Il y avait aussi des murs dans le même matériau que le sol. On aurait dit de la glace – on distinguait même de petites bulles à l’intérieur –, mais ils n’étaient guère plus que frais quand elle les toucha.
C’était une très grande salle. On n’y voyait aucun meuble d’aucune sorte. Une salle comme un roi en ferait construire pour dire : « Regardez, j’ai les moyens de gaspiller tout cet espace ! »
Les pas de Tiphaine rebondissaient en écho tandis qu’elle l’explorait. Non, pas même un fauteuil. Et serait-il confortable si elle en trouvait un ?
Elle découvrit finalement un escalier qui montait (sauf, bien sûr, quand on partait du haut). Il menait à une autre salle qui, elle au moins, avait des meubles. Il s’agissait de ces divans sur lesquels les dames fortunées étaient censées se prélasser, l’air las mais belles. Oh, et il y avait aussi des urnes, assez grandes, et des statues, toutes sculptées dans la même glace chaude. Les statues représentaient des athlètes et des dieux, tout comme les illustrations du Mythologie de Commelautre, qui s’adonnaient à des activités antiques comme lancer des javelots ou tuer des serpents monstrueux à mains nues. Ils n’avaient pas à eux tous le plus petit bout de tissu sur le dos, mais tous les hommes portaient des feuilles de vigne que Tiphaine, histoire de savoir, tenta en vain de soulever.
Et il y avait un feu. Premier détail étrange : les bûches étaient elles aussi faites de la même glace. Autre détail étrange : les flammes étaient bleues – et froides.
Ce niveau avait de hautes fenêtres en ogive, mais elles s’ouvraient en haut des murs et ne montraient que le ciel, où le soleil était un fantôme parmi les nuages.
Un second escalier, très imposant cette fois, desservait encore un autre étage avec davantage de statues, de divans et d’urnes. Qui pouvait vivre dans une demeure pareille ? Quelqu’un qui n’avait pas besoin de manger ni de dormir, voilà. Quelqu’un qui n’avait pas besoin de confort.
« Hiverrier ! »
La voix de Tiphaine rebondit de mur en mur, renvoya des «… IER… ier… ier…» qui finirent par disparaître.
Puis encore un escalier, et une nouveauté cette fois. Sur un socle qui avait peut-être supporté une statue, Tiphaine vit une couronne. En suspension en l’air à près d’un mètre au-dessus de la base, elle tournait doucement sur elle-même et scintillait de gelée. Un peu plus loin se dressait une autre statue, plus petite que la plupart, mais autour d’elle dansaient et chatoyaient des lumières bleues, vertes et or.
Elles ressemblaient en tout point à celles du Moyeu qu’on voyait parfois en plein hiver flotter au-dessus des montagnes au centre du monde. Certains les croyaient vivantes.
La statue faisait la même taille que Tiphaine.
« Hiverrier ! » Toujours pas de réponse. Un beau palais sans cuisine, sans lit… Il n’avait pas besoin de manger ni de dormir, alors à qui était-ce destiné ?
Elle connaissait déjà la réponse : moi.
Tiphaine avança la main pour toucher les lumières dansantes, qui lui remontèrent en foule le long du bras et se répandirent sur elle, formant une robe qui scintillait comme clair de lune sur champs de neige. Elle fut choquée, puis furieuse. Après quoi elle regretta de ne pas avoir de miroir, se sentit prise d’un sentiment coupable, succomba de nouveau à la fureur et régla la question en se disant que si elle trouvait un miroir, elle se regarderait dedans uniquement pour constater à quel point elle était en colère.
Après avoir cherché un moment, elle en découvrit un qui n’était rien de plus qu’un mur de glace d’un vert si foncé qu’on l’aurait dit presque noir.
Elle avait bien l’air en colère. Et formidablement, merveilleusement étincelante. Elle voyait de petits éclats d’or sur le bleu et le vert, tout comme dans le ciel durant les nuits d’hiver.
« Hiverrier ! »
Il devait l’observer. Il pouvait être n’importe où.
« Très bien ! Je suis là ! Vous le savez !
— Oui. Je le sais », répondit l’hiverrier derrière elle.
Tiphaine pivota d’un bloc et le gifla en pleine face, puis le gifla encore de l’autre main.
C’était comme taper sur un rocher. Il apprenait très vite à présent.
« Ça, c’est pour les agneaux, dit-elle en secouant les doigts pour y ramener un peu de vie. Comment avez-vous pu ? Vous n’étiez pas obligé ! »
Il avait l’air beaucoup plus humain. Soit il portait de vrais vêtements, soit il avait fait de gros efforts pour leur donner une apparence réelle. Il avait à vrai dire réussi à paraître… beau, voilà. On ne voyait plus de froideur en lui, seulement de la… fraîcheur.
Ce n’est qu’un bonhomme de neige, protesta son second degré. N’oublie pas ça. Mais il est trop malin pour porter des boulets de charbon en guise d’yeux et une carotte à la place du nez.
« Ouille, fit l’hiverrier comme s’il se rappelait tardivement ce qu’il fallait dire.
— J’exige que vous me laissiez partir ! lança sèchement Tiphaine. Tout de suite. » C’est ça, dit son second degré. Tu veux qu’il finisse par se faire tout petit derrière les casseroles en haut du buffet de la cuisine. Comme qui dirait…
« En ce moment, reprit l’hiverrier d’une voix très calme, je suis un coup de vent qui provoque des naufrages de bateaux à des milliers de kilomètres d’ici. Je gèle des conduites d’eau dans une ville bloquée par la neige. Je gèle la sueur d’un mourant perdu dans un blizzard effroyable. Je me glisse silencieusement sous les portes. Je pends des gouttières. Je caresse la fourrure de l’ours endormi au fond de sa caverne et je coule dans le sang des poissons sous la glace.
— Je m’en contrefïche ! lança Tiphaine. Je ne veux pas être ici ! Et vous ne devriez pas y être non plus !
— Chère enfant, voulez-vous m’accompagner ? demanda l’hiverrier. Je ne vous ferai aucun mal. Vous êtes ici à l’abri.
— De quoi donc ? » répliqua Tiphaine. Puis, parce que la fréquentation prolongée de miss Tique influe sur la façon de parler, même dans les moments de tension, elle rectifia : « A l’abri de quoi ?
— De la Mort, répondit l’hiverrier. Ici, vous ne mourrez jamais. »
À l’arrière de la carrière de craie des Feegle, on avait taillé dans la paroi ce qui ressemblait à un tunnel d’un mètre cinquante de haut et peut-être autant de long.
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