Il s’arrêta et se pencha. L’eau sombre, du moins la boue très liquide, léchait les piliers de pierre. Il existait une vieille légende. Laquelle, déjà ? Quand on jetait une gerbe dans l’Ankh depuis le pont d’Airain, on était certain de revenir ? Ou était-ce quand on gerbait tout court dedans ? La première version, sûrement. D’ailleurs n’était-ce pas une pièce de monnaie plutôt qu’une gerbe ? Remarquez, la plupart des habitants, s’ils laissaient tomber une pièce dans le fleuve, s’arrangeraient effectivement pour revenir, ne serait-ce que pour récupérer leur bien.
Une silhouette émergea de la brume. Vindelle se tendit.
« B’jour, m’sieur Pounze. »
Vindelle se détendit.
« Oh. Sergent Côlon ? Je vous prenais pour quelqu’un d’autre.
— Rien qu’moi, Vot’ Seigneurie, fit joyeusement l’homme du Guet de nuit. Toujours à veiller au grain, un vrai poulet.
— À ce que je vois, encore une nuit sans qu’on ait barboté le pont, sergent. Félicitations.
— On est jamais trop prudent, c’est ce que j’dis toujours.
— Je suis sûr qu’on peut dormir tranquilles dans les lits les uns des autres, quand on sait que personne ne risque de se sauver dans le courant de la nuit avec un pont de cinq mille tonnes », fit Vindelle.
Contrairement au nain Modo, le sergent connaissait le sens du mot persiflage. Il croyait que c’était un terme d’assaisonnement. Il adressa un sourire respectueux à Vindelle.
« Faut gamberger vite si on veut rester dans l’coup avec les criminels internationaux d’aujourd’hui, m’sieur Pounze, dit-il.
— Bravo. Euh… Vous n’auriez pas… euh… vu quelqu’un d’autre dans le coin, des fois ?
— Un calme de mort, cette nuit », répondit le sergent. Il se reprit et ajouta : « Sans vouloir vous offenser.
— Oh.
— J’vais y aller, alors, dit le sergent.
— Bien. Bien.
— Ça va, m’sieur Pounze ?
— Bien. Bien.
— Vous allez pas encore vous j’ter à l’eau ?
— Non.
— Sûr ?
— Oui.
— Ah. Bon. Bonne nuit, alors. » Il hésita. « Si ça continue, j’vais oublier ma tête, dit-il. Le type là-bas m’a demandé d’vous donner ça. » Il tendit une enveloppe pas très propre.
Vindelle fouilla la brume des yeux. « Quel type ?
— Le type là-b… Oh, l’est parti. Un grand type. Drôle d’allure. »
Vindelle déplia le bout de papier sur lequel était écrit : OUuuuIiiiOuuIiiiOUUiii.
« Ah, fit-il.
— Mauvaise nouvelle ? demanda le sergent.
— Ça dépend du point de vue, répondit Vindelle.
— Oh. D’accord. Bien. Bon… Bonne nuit, alors.
— Au revoir. »
Le sergent Côlon hésita un instant, puis il haussa les épaules et reprit sa déambulation.
Alors qu’il s’éloignait, l’ombre derrière lui s’anima et sourit.
« VINDELLE POUNZE ? »
Vindelle ne se retourna pas.
« Oui ? »
Du coin de l’œil, il vit deux bras osseux s’appuyer sur le parapet. Il entendit les bruits légers d’une silhouette qui s’efforçait de se mettre plus à l’aise, puis un silence reposant.
« Ah, fit Vindelle. Vous voulez qu’on y aille, j’imagine ?
— ÇA NE PRESSE PAS.
— Je vous croyais toujours à l’heure.
— DANS LE CAS PRÉSENT, QUELQUES MINUTES DE PLUS NE FERONT PAS UNE GROSSE DIFFÉRENCE. »
Vindelle hocha la tête. Ils restèrent ainsi côte à côte en silence, tandis que leur parvenait le grondement assourdi de la ville tout autour.
« Vous savez, fit Vindelle, la vie d’après est belle. Vous étiez où ?
— J’ÉTAIS OCCUPÉ. »
Vindelle n’écoutait pas vraiment. « J’ai rencontré des gens dont je ne soupçonnais même pas l’existence. J’ai fait toutes sortes de choses. J’ai vraiment découvert qui est Vindelle Pounze.
— QUI EST-CE, ALORS ?
— Vindelle Pounze.
— Ç’A DÛ VOUS FAIRE UN CHOC, J’IMAGINE.
— Ben, oui.
— TOUTES CES ANNÉES, ET VOUS NE VOUS DOUTIEZ DE RIEN. »
Vindelle Pounze, lui, savait exactement ce que voulait dire persiflage, et il savait aussi reconnaître le sarcasme.
« Pour vous, c’est facile à dire, marmonna-t-il.
— PEUT-ÊTRE. »
Vindelle regarda encore le fleuve en dessous.
« C’était bien, dit-il. Après tout ce temps. Servir à quelque chose, c’est important.
— OUI. MAIS POURQUOI ? »
Vindelle parut surpris.
« Je ne sais pas. Comment je saurais ? Parce qu’on est tous dans le même bain, je suppose. Parce qu’on n’abandonne pas les copains dans le pétrin. Parce qu’on est mort depuis longtemps. Parce que tout vaut mieux que rester seul. Parce que les hommes sont des hommes.
— ET SIX SOUS, C’EST SIX SOUS. MAIS LE BLÉ N’EST PAS QUE LE BLÉ.
— Ah bon ?
— NON. »
Vindelle Pounze s’adossa au parapet. La pierre était encore tiède de la chaleur de la journée.
À sa grande surprise, la Mort l’imita. « PARCE QUE VOUS N’AVEZ RIEN D’AUTRE QUE VOUS, dit la Mort.
— Quoi ? Oh. Oui. Ça aussi. C’est un grand univers tout froid là-bas.
— VOUS N’EN REVIENDRIEZ PAS.
— Une seule vie, ce n’est pas assez.
— OH, JE NE SAIS PAS.
— Hmm ?
— VINDELLE POUNZE ?
— Oui ?
— C’ÉTAIT VOTRE VIE. »
Alors, avec un grand soulagement, un certain optimisme et le sentiment que dans l’ensemble tout aurait pu être pire, Vindelle Pounze mourut.
Quelque part dans la nuit, Raymond Soulier lança un coup d’oeil à droite et à gauche, dégaina furtivement un pinceau et un petit pot de peinture de sous sa veste puis écrivit sur un mur à portée de main : Dans tout vivant il y a un mort qui sommeille…
Puis tout fut terminé. Fin.
La Mort, debout à la fenêtre de son cabinet obscur, contemplait son jardin dehors. Rien ne bougeait dans son domaine silencieux. Des lys sombres fleurissaient près du bassin à truites où péchaient de petits squelettes de gnomes en plâtre. Au loin se dressaient des montagnes.
C’était son monde à lui. Il n’apparaissait sur aucune carte.
Mais aujourd’hui, d’une certaine façon, il y manquait quelque chose.
La Mort choisit une faux au râtelier du grand vestibule. Il passa à grandes enjambées devant l’immense horloge sans aiguilles et sortit. Il traversa avec raideur le potager noir où Albert s’affairait sur les ruches puis escalada plus loin un petit monticule en bordure du jardin. Au-delà, jusqu’aux montagnes, s’étendait un terrain informe : un terrain solide, doté d’une certaine existence, mais qu’on n’avait pas jugé utile de définir davantage.
Jusqu’à ce jour, en tout cas.
Albert arriva derrière lui, quelques abeilles noires lui bourdonnant encore autour de la tête.
« Qu’est-ce que vous faites, maître ? demanda-t-il.
— JE ME SOUVIENS.
— Ah ?
— JE ME SOUVIENS QUAND TOUT ÇA, C’ÉTAIT DES ÉTOILES. »
Il voulait quoi, déjà ? Ah, oui.
Il claqua des doigts. Des champs apparurent qui épousaient les courbes molles du terrain.
« Blond doré, dit Albert. C’est joli. J’ai toujours trouvé qu’on pourrait mettre un peu plus de couleur dans l’coin. »
La Mort secoua la tête. Ce n’était pas encore ça. Puis il comprit de quoi il s’agissait. Les sabliers, la grande salle rugissante de vies en perdition, c’était efficace et nécessaire ; indispensable à l’ordre des choses. Mais…
Il claqua une fois encore des doigts et une brise se leva brusquement. Les champs de blé ondoyèrent, une à une les vagues se déployèrent au fil des pentes.
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