— DONNEZ-M’EN DES TAS.
— Des orchidées ou des roses, vous voulez dire ?
— LES DEUX. »
Les doigts de Druto se contorsionnèrent comme des anguilles dans la graisse.
« Je me demande… Vous serez peut-être intéressé par ces merveilleuses gerbes de nevrosa gloriosa…
— DES TAS.
— Et si le budget de monsieur le permet, puis-je suggérer un unique spécimen de cette très rare…
— OUI.
— Et peut-être…
— OUI. TOUT. AVEC UN RUBAN. »
Lorsque la clochette eut salué le départ du client, Druto regarda les pièces dans sa main. Beaucoup étaient corrodées, toutes étaient étranges, une ou deux étaient en or.
« Hum, fit-il. Ça fera l’affaire… »
Il eut conscience d’un crépitement moelleux.
Dans toute la boutique autour de lui, il pleuvait des pétales.
« ET CEUX-LÀ ?
— Notre assortiment de luxe », répondit la dame du magasin de chocolats. Il s’agissait d’un établissement tellement chic qu’il ne vendait pas des bonbons mais de la confiserie – souvent sous forme de friandises enveloppées individuellement dans du papier doré tortillonné, qui creusaient des trous encore plus profonds dans le compte en banque que dans les dents.
Le grand client sombre saisit une boîte carrée d’une soixantaine de centimètres de côté. Le couvercle façon coussin de satin arborait l’image de deux chatons irrémédiablement bigles qui sortaient la tête d’une bottine.
« POURQUOI CETTE BOÎTE EST-ELLE REMBOURRÉE ? POUR QU’ON S’ASSEYE DESSUS ? À QUEL PARFUM EST-ELLE ? AU PARFUM CHAT ? ajouta-t-il d’un ton franchement menaçant, ou plutôt encore plus menaçant qu’avant.
— Hum, non. C’est notre assortiment “Suprême”. »
Le client repoussa la boîte.
« NON. »
La commerçante fit des yeux le tour de la boutique puis ouvrit un tiroir sous le comptoir en baissant la voix pour prendre un murmure de conspirateur. « Évidemment, dit-elle, si c’est pour une grande occasion… »
Il s’agissait d’une boîte plutôt petite. Et toute noire, en dehors de l’appellation rédigée en petites lettres blanches ; on ne laisserait pas des chats, même en rubans roses, approcher à moins d’un kilomètre d’une boîte pareille. Pour livrer une pareille boîte de chocolats, des inconnus en noir sautent du haut de télésièges et descendent des immeubles en rappel.
L’inconnu en noir examina l’inscription.
« ENCHANTEMENTS NOIRS ? lut-il. ÇA, ÇA ME PLAÎT.
— Pour les moments d’intimité », dit la dame.
Le client parut réfléchir à la pertinence du commentaire.
« OUI. ÇA DEVRAIT CONVENIR. »
La figure de la marchande s’épanouit en un large sourire.
« Je vous fais un paquet, alors ?
— OUI. AVEC UN RUBAN.
— Autre chose, monsieur ? »
Le client eut l’air de paniquer.
« AUTRE CHOSE ? IL FAUT AUTRE CHOSE ? IL Y A AUTRE CHOSE ? QU’EST-CE QU’IL FAUT FAIRE ?
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— UN CADEAU POUR UNE DAME. »
La commerçante se sentit partir à la dérive suite au brusque changement du cours de la conversation. Elle nagea vers un cliché solide.
« Eh bien, à ce qu’on dit, n’est-ce pas, les diamants sont les meilleurs amis d’une femme, non ? lança-t-elle joyeusement.
— LES DIAMANTS ? OH. LES DIAMANTS. AH BON ?
Ils scintillaient comme des éclats de lumière stellaire sur un ciel de velours noir.
« Celui-ci, dit le joaillier, est une pierre particulièrement remarquable, vous ne trouvez pas ? Notez le feu, l’exceptionnelle…
— EST-CE QU’IL EST AMICAL ? »
L’homme hésita. Il connaissait tout des carats, du brillant adamantin, de l’« eau », de la « taille » et du « feu », mais on ne lui avait encore jamais demandé d’estimer des gemmes en termes d’amabilité.
« Plutôt bien disposé ? hasarda-t-il.
— NON. »
Les doigts du joaillier se refermèrent sur un autre éclat de lumière glacée.
« Tenez, fit-il d’une voix qui avait retrouvé son assurance, celui-ci provient de la célèbre mine de Capendu. Puis-je attirer votre attention sur l’exquise… »
Il sentit le regard pénétrant lui forer la nuque.
« Mais, je dois le reconnaître, il n’est pas réputé pour son amabilité », conclut-il maladroitement.
Le client ténébreux promena autour de la boutique un œil désapprobateur. Dans la pénombre, derrière des barreaux à l’épreuve des trolls, des gemmes luisaient comme des yeux de dragons au fond d’une caverne.
« ET CEUX-LÀ, ILS SONT AMICAUX ? demanda-t-il.
— Monsieur, je crois pouvoir affirmer, sans craindre le démenti, que notre politique d’achat ne repose jamais sur l’amabilité des pierres en question », dit le joaillier. Il avait une impression désagréable : quelque chose clochait et, quelque part au fond de son crâne, il savait ce qui clochait, mais son cerveau l’empêchait d’une façon ou d’une autre d’établir le lien décisif. Ce qui lui portait sur le système.
« OÙ SE TROUVE LE PLUS GROS DIAMANT DU MONDE ?
— Le plus gros ? Facile. C’est la Larme d’Offler, dans le sanctuaire secret du Temple Maudit Perdu aux Joyaux d’Offler le dieu crocodile, dans les mystérieuses Terres d’Howonda, et il fait huit cent cinquante carats. Et, monsieur, pour répondre à la question que vous allez me poser, je serais personnellement prêt à coucher avec lui. »
L’un des bons côtés du statut de prêtre dans le Temple Maudit Perdu aux Joyaux d’Offler le dieu crocodile, c’est qu’il fallait presque tous les après-midi rentrer tôt chez soi. Ceci parce que le temple était perdu. La plupart des fidèles n’en trouvaient jamais le chemin. Une chance pour eux.
Selon la tradition, deux prêtres seulement avaient accès au sanctuaire secret. À savoir le grand prêtre et l’autre prêtre qui n’était pas grand. Ils se trouvaient là depuis des années, et ils occupaient le poste de grand prêtre à tour de rôle. C’était un boulot peu astreignant, vu que la majorité des fidèles en puissance se faisaient empaler, écraser, empoisonner ou découper par des traquenards avant même d’avoir dépassé le petit tronc surmonté du dessin amusant d’un thermomètre pour mesurer la progression des aumônes [20] Caisse pour la réfection du toit du Temple Perdu Maudit aux Joyaux! Plus que six mille pièces d’or à réunir!! Faites des dons généreux, s’il vous plaît!! Merci!!!
à l’entrée de la sacristie.
Ils jouaient à monsieur l’oignon l’andouille sur le grand autel, à l’ombre de la statue sertie de joyaux d’Offler lui-même, lorsqu’ils entendirent grincer au loin la porte principale.
Le grand prêtre ne leva pas la tête.
« Holà, fit-il. Encore un qui va se payer la grosse boule. »
Suivirent un choc sourd et un grincement de roulement. Puis un ultime fracas.
« Bon, dit le grand prêtre. C’est quoi, la mise, déjà ?
— Deux cailloux, répondit le prêtre inférieur.
— Ah oui. » Le grand prêtre étudia ses cartes. « D’accord, je couvre tes deux cail… »
Un faible bruit de pas leur parvint.
« Le type au fouet est allé jusqu’aux grandes piques pointues, la semaine dernière », fit le prêtre inférieur.
Suivit un borborygme façon chasse d’eau de très vieilles toilettes taries. Les pas s’arrêtèrent.
Le grand prêtre sourit tout seul. « Bon, fit-il. Je couvre tes deux cailloux et je relance de deux. »
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