On n’avait pas besoin de lui. Enfin. Le monde n’avait pas besoin de Vindelle Pounze.
Il se leva sans bruit et tituba jusqu’à la porte.
« Je sors, dit-il. J’en ai peut-être pour un moment. »
Ridculle lui adressa un hochement de tête sans entrain et se concentra sur ce qu’Arthur lui disait au sujet de la Grande Salle, comment on pouvait lui donner une tout autre allure avec du papier peint imitation bois.
Vindelle ferma la porte derrière lui et s’adossa au mur épais et frais.
Ah, oui. Il restait encore un détail.
« Vous êtes là, Un-homme-seau ?
— comment vous savez ça ?
— Vous n’êtes jamais bien loin.
— hé-hé, vous avez fichu un sacré bazar, là ! vous savez ce qui va se passer à la prochaine pleine lune ?
— Oui, je le sais. Et mon petit doigt me dit qu’ils le savent aussi.
— mais il va se changer en homme-loup.
— Oui. Et elle va se changer en femme-louve.
— d’accord, mais quel genre de relation on peut entretenir une semaine par mois ?
— On a peut-être autant de chance de connaître le bonheur que la plupart des gens. La vie n’est pas parfaite, Un-homme-seau.
— à qui le dites-vous !
— Maintenant, est-ce que je peux vous poser une question personnelle ? reprit Vindelle. Voilà, il faut que je sache…
— huh.
— Après tout, vous avez à nouveau le plan astral pour vous tout seul.
— oh, d’accord.
— Pourquoi on vous appelle Un…
— c’est tout ? je croyais que vous auriez trouvé tout seul, un malin comme vous, dans ma tribu, c’est la tradition, on reçoit le nom de la première chose que voit la mère quand elle regarde hors du tipi après la naissance, c’est le diminutif de un-homme-jette-un-seau-d’eau-sur-deux-chiens.
— Ça n’est pas de chance, commenta Vindelle.
— moi, encore, ça va, dit Un-homme-seau, c’est mon frère jumeau le plus à plaindre, notre mère a regardé dehors dix secondes avant que j’arrive pour lui donner son nom à lui. »
Vindelle Pounze réfléchit.
« Ne me dites rien, que je devine, fit-il. Deux-chiens-se-battent ?
— deux-chiens-se-battent ? deux-chiens- se-battent ? fit Un-homme-seau. hou-là, il aurait donné n’importe quoi pour qu’on l’appelle deux-chiens-se-battent. »
Ce fut plus tard que l’histoire de Vindelle Pounze trouva son terme, si par « histoire » on entend l’ensemble de ce qu’il accomplit, motiva et mit en branle. Dans le village des montagnes du Bélier où se pratique la véritable danse Morris, par exemple, on croit qu’un individu n’est jamais définitivement mort tant que les ondes de ses actes n’ont pas disparu de la surface du monde – tant que l’horloge qu’il a remontée n’arrive pas en bout de ressort, tant que le vin qu’il a mis en fût n’a pas fini de fermenter, tant que les champs qu’il a ensemencés n’ont pas été moissonnés. La durée de vie d’un homme, dit-on là-bas, n’est que le trognon de son existence réelle.
Alors qu’il se rendait par la ville embrumée à un rendez-vous qu’il attendait depuis le jour de sa naissance, Vindelle se dit qu’il pouvait prédire cette fin ultime.
Ça se passerait dans quelques semaines, lorsque la lune serait à nouveau pleine. Une espèce de codicille ou d’addendum à la vie de Vindelle Pounze – né l’année du Triangle Significatif dans le siècle des Trois Sangsues (il avait toujours préféré l’ancien calendrier et ses noms tombés en désuétude à tous ces numérotages d’aujourd’hui, bien trop modernes) et décédé l’année du Serpent Imaginaire dans le siècle de la Roussette, plus ou moins.
Deux silhouettes courraient au clair de lune, sur la lande en altitude. Ni tout à fait loups, ni tout à fait humains. Avec un peu de chance, ils bénéficieraient du meilleur des deux mondes. Les sensations… et la conscience de les goûter.
Toujours mieux de bénéficier des deux mondes.
La Mort se tenait assis dans le fauteuil de son cabinet sombre, les mains en clocher devant la figure.
De temps en temps il faisait pivoter son siège de gauche puis de droite.
Albert lui apporta une tasse de thé et ressortit avec une discrétion toute diplomatique.
Il restait un seul sablier sur le bureau de la Mort. Il le regardait fixement.
Pivotis, pivotas. Pivotis, pivotas.
Dans le vestibule, la grande horloge tuait le temps de son tic-tac.
La Mort tambourina de ses doigts squelettiques sur le bois entaillé de son bureau. Devant lui, en tas, des signets improvisés coincés entre les pages, se trouvaient les vies de certains amants célèbres du Disque-monde [19] Le plus enragé de tous reste le petit mais obstiné Casanabo le Nain, aux succès innombrables, et dont on mentionne le nom avec crainte et respect dans tous les rassemblements de propriétaires d’escabeaux.
. Leurs aventures passablement monotones ne lui avaient pas été d’un grand secours.
Il se leva et se rendit avec raideur à une fenêtre pour contempler son domaine sombre au dehors, sans cesser de fermer et de rouvrir les poings dans son dos.
Puis il attrapa le sablier et sortit à grands pas de son cabinet.
Bigadin attendait dans l’odeur forte et chaude de renfermé de l’étable. La Mort le sella rapidement, le conduisit dans la cour, puis s’éleva et s’éloigna dans la nuit vers le joyau étincelant du Disque-monde au loin.
Il atterrit sans bruit dans la cour de ferme à la tombée du jour.
Il passa nonchalamment à travers un mur.
Il arriva au pied de l’escalier.
Il leva le sablier et contempla l’écoulement du temps.
Puis il marqua un temps. Il y avait une chose qu’il lui fallait savoir. Pierre Porte s’était montré curieux de tout, et la Mort se rappelait les moindres détails de son expérience en tant que tel. Les sentiments, il les voyait exposés comme des papillons pris au piège, épinglés sur du liège, sous verre.
Pierre Porte était mort, du moins il avait terminé sa brève existence. Mais… quelle était l’expression, déjà ?… la vraie vie d’un individu n’est que le trognon de son existence réelle ? Pierre Porte était parti, mais il en restait des échos. On devait quelque chose à sa mémoire.
La Mort s’était toujours demandé pourquoi les gens déposaient des fleurs sur les tombes. Il trouvait ça absurde. Les défunts n’avaient plus à se soucier du parfum des roses, après tout. Mais aujourd’hui… Il sentait qu’il ne comprenait pas encore très bien, mais aussi qu’il y avait quand même quelque chose dans tout ça qu’il pourrait comprendre.
Dans l’obscurité tendue de rideaux du petit salon de mademoiselle Trottemenu, une ombre plus noire bougea et s’approcha des trois coffrets posés sur le buffet.
La Mort ouvrit un des deux petits. Il était plein de pièces d’or. On aurait dit que nul ne les avait jamais touchées. Il regarda dans l’autre. Plein d’or lui aussi.
Il s’était attendu à trouver plus intéressant chez mademoiselle Trottemenu, mais pas même Pierre Porte n’aurait pu dire quoi.
Il ouvrit le gros coffret.
Il vit d’abord une couche de papier fin. Puis, sous le papier, un tissu blanc et soyeux, une sorte de voile désormais jauni que les ans avaient rendu friable. Il le fixa de ses orbites vides, l’air de ne pas comprendre, et le mit de côté. Il découvrit ensuite des chaussures blanches. Guère pratiques pour le travail à la ferme, se dit-il. Pas étonnant qu’on les ait rangées dans un coin.
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