— Oh ? C’est faire des vœux aux étoiles et jeter de la poudre de fée, hein ? C’est rendre les gens plus heureux ?
— Y a sûrement un peu de ça ! Sinon, à quoi bon toutes ces histoires ? D’ailleurs… quand je suis arrivée dans la chaumière de Desiderata, vous cherchiez la baguette, non ?
— J’voulais pas qu’elle tombe entre de mauvaises mains, c’est tout !
— C’est-à-dire toutes les mains sauf les vôtres, j’imagine ! »
Elles se fusillèrent du regard.
« Y a donc aucune poésie en vous, alors ? fit Magrat d’un ton plaintif.
— Non, répondit Mémé. Y en a pas. Les étoiles se moquent des vœux, la magie arrange rien et on s’brûle quand on met les mains dans le feu. Si tu veux y arriver en tant que sorcière, Magrat Goussedail, t’as trois choses à apprendre. Ce qu’est réel, ce qui l’est pas, et la différence entre les deux…
— Et tu demandes toujours le nom et l’adresse du jeune homme, ajouta Nounou. Pour moi, ç’a marché à tous les coups. C’est pour blaguer », ajouta-t-elle alors que les deux autres lui jetaient un regard noir.
Le vent se levait à l’orée de la forêt où elles se trouvaient. Des brins d’herbe et des feuilles passaient en tourbillonnant.
« On va du bon côté, en tout cas, dit une Nounou désespérée en quête du moindre sujet susceptible de détourner la conversation. Regardez. Le panneau indique “Genua ”. »
C’était vrai. Il s’agissait d’un vieux panneau vermoulu en bordure de la forêt. On en avait taillé l’extrémité en forme de doigt tendu.
« Et la route est belle », marmonna encore Nounou. La dispute se tassait un peu, pour la simple raison que les deux parties ne se parlaient plus. Entendez par là qu’elles ne se bornaient pas à cesser toute communication vocale – ce qui n’est que mutisme. L’affaire allait au-delà, elle avait atteint le stade terrible, farouche, du « on ne se parle plus ».
« Des briques jaunes, reprit Nounou. Drôle d’idée de paver une route en briques jaunes, non ? »
Magrat et Mémé Ciredutemps regardaient obstinément dans des directions opposées, les bras croisés.
« Ça met un peu de gaieté, j’imagine », fit Nounou. À l’horizon, Genua scintillait au milieu d’un autre paysage de verdure. La route qui y menait plongeait dans une large vallée parsemée de petits villages. Un fleuve serpentait entre eux avant d’arriver à la cité.
Le vent faisait claquer leurs jupes.
« On volera jamais par un temps pareil, dit Nounou qui s’efforçait vaillamment de faire la conversation pour trois.
» Alors on va marcher, hein ? » reprit-elle. Puis elle ajouta, parce qu’il reste toujours une étincelle de malveillance même dans une âme innocente comme celle de Nounou Ogg : « Et si on chantait, qu’est-ce vous en dites ?
— C’est pas à moi de juger de ce que les autres décident de faire, j’en suis sûre, répondit Mémé. Ça me concerne pas. J’imagine que certaines personnes avec des baguettes et de grandes idées doivent avoir leur mot à dire là-dessus.
— Huh ! » fit Magrat.
Elles s’élancèrent sur la route de briques jaunes vers la ville au loin, à la queue leu leu, Nounou Ogg au milieu, tel un Etat tampon ambulant.
« Ce qu’il faut à certaines, dit Magrat à personne de précis, c’est un peu plus de cœur.
— Ce qu’il faut à certaines, dit Mémé Ciredutemps au ciel orageux, c’est un peu plus de cervelle. »
Elle cramponna alors son chapeau pour empêcher le vent de l’emporter.
Ce qu’il me faut, à moi, songea Nounou Ogg avec ardeur, c’est un coup à boire.
Trois minutes plus tard, une ferme lui tomba sur le crâne.
À ce moment-là, les sorcières marchaient espacées. Mémé Ciredutemps arpentait la route en tête, Magrat boudait derrière et Nounou se trouvait au milieu.
Comme elle le déclara plus tard, elle aurait compris si encore elle avait chanté. Toujours est-il qu’en l’espace d’une seconde une petite sorcière rondouillarde avait cédé la place aux restes branlants d’une ferme en bois.
Mémé Ciredutemps se retourna pour se retrouver devant une porte d’entrée sans peinture qui s’écroulait. Magrat faillit percuter une porte de derrière du même bois grisâtre, délavé.
Il n’y avait d’autre bruit que le craquement des poutres qui se tassaient.
« Gytha ? fit Mémé.
— Nounou ? » fit Magrat.
Toutes deux ouvrirent leur porte.
C’était une maison de conception rudimentaire, pourvue de deux pièces au rez-de-chaussée séparées par un couloir reliant la façade à l’arrière. Au milieu du couloir, entourée de lattes de plancher en miettes et mangées aux termites, sous son chapeau pointu enfoncé jusqu’au menton, se trouvait Nounou Ogg. Aucune trace de Gredin.
« Ks’est passé ? fit-elle. Ks’est passé ?
— Une ferme vous est tombée sur la tête, répondit Magrat.
— Oh. C’est des choses qui arrivent », commenta distraitement Nounou.
Mémé la saisit par les épaules.
« Gytha ? Combien de doigts tu vois ? demanda-t-elle aussitôt.
— Quels doigts ? Fait tout noir. »
Magrat et Mémé empoignèrent le chapeau par le bord et, tantôt tirant, tantôt dévissant, libérèrent la tête de Nounou. Laquelle les regarda en clignant des yeux.
« C’est le renfort en osier », dit-elle tandis que le chapeau pointu reprenait en grinçant sa forme primitive comme un chapeau claque. Elle vacillait doucement. « Ça bloque un coup de marteau, un chapeau renforcé d’osier. Les entretoises, voyez. Ça répartit les forces. J’vais envoyer un mot à monsieur Vernissage. »
Magrat, ébahie, faisait des yeux le tour de la maisonnette.
« Elle est tombée du ciel, comme ça ! dit-elle.
— Y a peut-être eu une tornade, un truc de ce genre-là, quelque part, dit Nounou Ogg. Elle a soulevé la maison, voilà, puis le vent est retombé et la maison aussi. On voit de drôles de choses par grand vent. Vous vous souvenez de la bourrasque qu’on a eue l’année dernière ? J’ai une poule qu’a pondu le même œuf quatre fois.
— Elle radote.
— Pas du tout, je cause comme d’habitude », répliqua Nounou.
Mémé Ciredutemps jeta un coup d’œil dans une pièce. « J’imagine qu’y a rien à manger ni à boire dans cette baraque ? fit-elle.
— J’crois que j’boirais bien une p’tite goutte, moi », dit aussitôt Nounou.
Magrat leva la tête vers le haut des marches. « You-hou, lança-t-elle de la voix étranglée de qui veut se faire entendre sans élever la voix, ce qui serait mal élevé. Y a quelqu’un ? »
Nounou, quant à elle, regarda sous l’escalier. Gredin : une boule de fourrure tapie dans un angle. Elle le sortit par la peau du cou et lui donna une petite tape d’un air un peu hébété. Malgré le chef-d’œuvre de monsieur Vernissage en chapellerie féminine, malgré le plancher vermoulu et même malgré le crâne à l’épaisseur légendaire des Ogg, elle ne se sentait pas dans sa tasse de thé et sa nature d’ordinaire au beau fixe souffrait d’une vague mélancolie teintée de mal du pays. Chez elle, on ne lui tapait pas sur le crâne à coups de ferme.
« Tu sais, Gredin, dit-elle, j’crois pas qu’on soit à Lancre.
— J’ai trouvé de la confiture », annonça Mémé Ciredutemps depuis la cuisine.
Il ne fallait pas grand-chose pour remonter le moral de Nounou Ogg. « Très bien, lança-t-elle. Ça sera excellent sur le pain de nain. »
Magrat refit son apparition.
« Je sais pas si on peut se servir dans les réserves des autres, fit-elle. J’veux dire, cette maison appartient forcément à des gens.
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