La vieille grand-mère, du genre à s’accrocher à une idée jusqu’à ce qu’une autre la déloge de force, était à court de soucoupes pour son lait.
Les sorcières profitèrent de l’effervescence pour s’éclipser.
« Vous avez vu, fit Magrat tandis qu’elles suivaient le sentier sans se presser, ça prouve que les gens sont prêts à donner un coup de main quand on leur montre l’exemple. Pas besoin de les houspiller à tout bout de champ, vous savez. »
Nounou Ogg jeta un regard à Mémé.
« Je t’ai vue causer au chef des bûcherons, dit-elle. Vous parliez de quoi ?
— De sciure, répondit Mémé.
— Ah bon ?
— À moi, un des bûcherons m’a raconté, fit Magrat, qu’il s’est passé d’autres drôles de choses dans cette forêt. Des bêtes qui se prenaient pour des hommes, il a dit. Y avait une famille d’ours qui vivait pas loin.
— Ç’a rien de drôle, une famille d’ours qu’habitent ensemble, fit Nounou. C’est des animaux très conviviaux.
— Dans une chaumière ?
— Alors, ça, c’est drôle.
— C’est bien ce que je dis, fit Magrat.
— On doit se sentir bête quand on passe leur emprunter une tasse de sucre. J’imagine que les voisins trouvaient à redire.
— Oui. Ils disaient “oink”.
— Pourquoi donc ils disaient “oink” ?
— Parce qu’ils pouvaient rien dire d’autre. C’étaient des cochons.
— On avait des voisins comme ça quand on habitait à… commença Nounou.
— Je veux dire des cochons cochons. Vous savez ? Quatre pattes. Une queue en tire-bouchon. Du rôti de porc avant qu’il soit rôti de porc. Des cochons, quoi.
— J’vois pas pourquoi on mettrait des cochons dans une chaumière, intervint Mémé.
— Personne les y avait mis, il a dit, le bûcheron. Les cochons l’avaient bâtie eux-mêmes. Ils étaient trois. Des petits cochons.
— Qu’est-ce qui leur est arrivé ?
— Le loup les a mangés. C’étaient les seuls animaux assez bêtes pour le laisser approcher, apparemment. Tout ce qu’on a retrouvé, c’est leur niveau à bulle.
— Une honte.
— D’après le bûcheron, ils ne bâtissaient pas de très bonnes maisons, remarquez.
— Ben, fallait s’y attendre. Avec les pattes qu’ils ont, du boulot cochonné, forcément, fit Nounou.
— Il dit qu’y a une fuite terrible dans le toit, juste au-dessus de son lit. »
Les sorcières poursuivirent leur route en silence.
« Je m’souviens, dit Nounou Ogg en lançant de temps en temps des coups d’œil à Mémé Ciredutemps, on m’a un jour parlé d’une vieille enchanteresse antique qui vivait sur une île et changeait les marins naufragés en cochons.
— C’est horrible de faire des choses pareilles, répliqua Magrat.
— Je suppose que ça dépend de ce qu’on est en réalité à l’intérieur, fit Nounou. J’veux dire, regardez Gredin, là. » Gre-din, qui lui enveloppait les épaules comme une fourrure malodorante, se mit à ronronner. « Il est quasiment humain.
— Tu racontes vraiment des tas de foutaises, Gytha, dit Mémé Ciredutemps.
— C’est parce qu’y en a qui savent de quoi y retourne et veulent pas me mettre au courant, rétorqua Nounou Ogg d’un air mécontent.
— J’ai dit que j’étais pas sûre, fit Mémé.
— T’as regardé dans les pensées du loup.
— Oui. C’est vrai.
— Ben alors… »
Mémé soupira.
« Quelqu’un est venu par ici avant nous. N’a fait que passer. Quelqu’un qui connaît le pouvoir des contes et qui s’en sert. Et les contes, ils… ils sont restés là, des contes errants, comme qui dirait. Ils font ça quand on les nourrit…
— Pourquoi quelqu’un s’amuserait à ça ? demanda Nounou.
— Pour s’entraîner.
— S’entraîner ? Dans quel but ? s’étonna Magrat.
— Je pense qu’on va bientôt le savoir, répondit Mémé d’un air sentencieux.
— Faut me dire le fond de votre pensée. C’est moi la marraine officielle ici, vous comprenez. Faut que je sois au courant. Vous devez tout me dire. »
Nounou Ogg sentit un froid l’envahir. C’était une situation sensible dont elle avait, en tant que chef du clan Ogg, une grande habitude. Ce type de commentaire en un moment pareil équivalait au glissement imperceptible de la neige le long de la plus haute branche d’un grand arbre au sommet d’une montagne en période de dégel. C’était l’amorce d’un processus qui, à coup sûr, se terminerait par une dizaine de villages engloutis. Des lignées entières de la famille Ogg ne s’adressaient plus la parole à cause d’un « merci bien » lancé au mauvais moment sur le ton qu’il ne fallait pas, et c’était encore plus grave dans le cas présent.
« Bon, fit-elle aussitôt, et si on… ?
— J’ai rien à expliquer, dit Mémé Ciredutemps.
— Mais on est en principe trois sorcières, fit Magrat. Si c’est bien ce qu’on est, ajouta-t-elle.
— Qu’est-ce que t’entends par là, je te prie ? » dit Mémé.
« Je te prie ? » songea Nounou. On avait terminé une phrase par « je te prie ? » C’est comme lorsqu’un mécontent frappe quelqu’un de son gant qu’il jette ensuite par terre. Il n’y a pas de retour en arrière possible quand on termine une phrase par « je te prie ? » Mais elle fit quand même un effort.
« Qu’est-ce que vous diriez d’un… ? »
Magrat se lança, animée du courage désespéré de ceux qui dansent à la lueur de leurs ponts en flammes.
« Ben, commença-t-elle, il me semble, à moi…
— Oui ? fit Mémé.
— Il me semble, à moi, essaya de nouveau Magrat, que la seule magie qu’on fait, c’est… ben… de la têtologie. Mais pas ce que d’autres appelleraient de la magie. On regarde les gens avec de gros yeux et on les mystifie. On profite de leur crédulité. C’était pas à ça que je m’attendais quand j’ai voulu devenir sorcière, moi…
— Et qui te dit, fit lentement, posément, Mémé Ciredutemps, que t’es maintenant une sorcière ?
— Ma parole, le vent se lève, on devrait peut-être… commença Nounou Ogg.
— Qu’est-ce que vous dites ? » fit Magrat.
Nounou Ogg se plaqua la main sur les yeux. Demander à quelqu’un de répéter une phrase que vous avez parfaitement entendue et qui vous met en outre dans tous vos états relève de l’alerte rouge dans le catalogue de la prise de bec.
« J’aurais cru m’être bien fait entendre, dit Mémé. Je suis très étonnée qu’on m’ait pas bien entendue. Moi, je me suis parfaitement entendue.
— Y a un peu de vent, j’ai l’impression. Et si on…
— Ben, moi je trouve que je peux me montrer assez m’as-tu-vu, désagréable et insensible pour faire une sorcière, répliqua Magrat. On a besoin de rien d’autre, pas vrai ?
— Insensible ? Moi ?
— Vous aimez les gens qu’ont besoin d’aide parce qu’ils sont faibles dans ces cas-là, et en les aidant vous vous sentez forte ! Quel mal ça ferait, un peu de magie ?
— Ça s’limite jamais à des petites doses, espèce d’idiote ! »
Magrat recula, la figure écarlate. Elle plongea la main dans son sac et en retira un volume mince qu’elle brandit comme une arme. « J’suis peut-être idiote, haleta-t-elle, mais au moins je fais l’effort de m’instruire ! Est-ce que vous savez à quoi peut servir la magie ? Pas seulement à faire des illusions ni à persécuter les autres ! Y a des gens dans ce livre qui… qui… qui marchent sur des charbons ardents, qui mettent les mains dans le feu sans se brûler !
— Des tours de pacotille ! fit Mémé.
— Non, c’est pour de vrai !
— Impossible. Personne peut faire ça !
— Ça prouve leur maîtrise ! La magie, ça se réduit pas forcément à connaître des bricoles et à manipuler les gens !
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