— J’vois que vous allez bien vous entendre toutes les deux, dit Fée Hérisson. On sera pas longues. »
Deux balais filaient à basse altitude au-dessus du sentier forestier.
« C’est peut-être juste une coïncidence, dit Nounou Ogg.
— C’en est pas, fit Mémé. La gamine a même un capuchon rouge !
— J’en avais un moi aussi quand j’avais quinze ans.
— Oui, mais ta grand-mère vivait à côté de chez toi. T’avais pas à t’inquiéter des loups quand t’allais la voir.
— Sauf du vieux Puisardelet, le locataire.
— Oui, mais ça, c’était juste une coïncidence. »
Une traînée de fumée bleue serpentait au milieu des arbres devant les sorcières. Au loin sur un côté elles entendirent s’abattre un arbre.
« Des bûcherons ! dit Nounou. Rien à craindre si y a des bûcherons ! Y en a un qui se rue dans la chaumière…
— Ça, c’est ce qu’on raconte aux enfants, fit Mémé tandis qu’elles fonçaient à toute allure. De toute façon, ça change rien pour la grand-mère, pas vrai ? S’est déjà fait boulotter !
— J’ai toujours eu horreur de cette histoire, dit Nounou. Tout le monde se fiche de ce qui arrive aux pauvres vieilles sans défense. »
Le sentier disparut brusquement à la lisière d’une clairière. Cerné par les arbres, il y avait un potager en désordre où quelques tiges pathétiques luttaient pour une place au peu de soleil qui filtrait. Au milieu du potager se dressait ce qui devait être une chaumière, vu que personne n’aurait aussi mal monté une meule de foin.
Elles bondirent de leurs balais, les laissant s’arrêter tout seuls un peu plus loin dans les fourrés, et tambourinèrent à la porte de la maisonnette.
« On arrive peut-être trop tard, dit Nounou. Peut-être que le loup… »
Au bout d’un moment elles entendirent le bruit étouffé de quelqu’un traînant des pieds à l’intérieur, puis la porte s’entrouvrit d’un poil. Elles aperçurent un œil méfiant dans la pénombre.
« Oui ? fit une petite voix chevrotante venant de quelque part sous l’œil.
— Vous êtes mère-grand ? demanda Mémé Ciredutemps.
— Vous êtes les percepteurs, mes chéries ?
— Non, m’dame, on est…
— … des fées, répondit aussitôt Fée Hérisson.
— J’ouvre pas ma porte aux inconnus, mes chéries, dit la voix qui prit alors des accents légèrement irrités. Surtout à ceux qui font jamais la vaisselle quand je leur laisse dehors un bol de lait presque frais.
— On aimerait vous parler une minute, dit Fée Pâquerette.
— Ah bon ? Vous avez une pièce d’identité, chérie ?
— Je sais qu’on est tombées sur la bonne mère-grand, dit Fée Hérisson. Y a un air de famille. Elle a de grandes oreilles.
— Écoute, c’est pas elle qu’a les grandes oreilles, répliqua sèchement Fée Pâquerette. C’est le loup. Tout est là. Tu fais donc jamais attention ? »
La grand-mère les observait avec intérêt. Après toute une vie passée à y croire, elle voyait des fées pour la première fois et c’était une révélation. Mémé Ciredutemps surprit son air perplexe.
« Écoutez, m’dame, dit-elle d’une voix à la fois autoritaire et raisonnable, ça vous dirait qu’un loup vous mange toute crue ?
— Je crois pas que j’aimerais ça, chérie, non, répondit la grand-mère invisible.
— L’autre choix, c’est nous.
— Bon d’là. Vous êtes sûre ?
— Parole de fées, dit Fée Hérisson.
— Bon. Vraiment ? D’accord. Vous pouvez entrer. Mais pas de mauvais tours. Et pensez à faire la vaisselle. Vous avez pas un pot d’or avec vous, hein ?
— Ça, c’est les pixies, non ?
— Non, ceux-là sont dans les puits. C’est les gobelins qu’elle veut dire.
— Ce que t’es bête. Ceux-là s’trouvent sous les ponts.
— Ça, c’est les trolls. Tout le monde sait que c’est les trolls.
— Pas nous, en tout cas.
— Oh, fit la grand-mère. J’aurais dû m’en douter. »
Magrat aimait à se dire qu’elle savait s’y prendre avec les enfants et s’inquiétait de ne pas avoir vraiment le coup. Elle ne les appréciait guère, ce qui la tracassait aussi. Nounou Ogg donnait l’impression de savoir naturellement s’y prendre en leur distribuant alternativement et au petit bonheur un bonbon ou une correction, tandis que Mémé Ciredutemps les ignorait le plus souvent, ce qui semblait marcher tout aussi bien. Magrat, elle, faisait des efforts. Ça n’était pas juste.
« J’parie mille millions de milliards de piastres que vous pouvez pas changer ce buisson, là, en citrouille, dit la gamine.
— Mais, écoute, j’ai changé tout le reste en citrouille, fit remarquer Magrat.
— Ça finira forcément par rater », répliqua placidement l’enfant.
Magrat posa sur la baguette un regard désespéré. Elle avait tout essayé sur l’ustensile : le souhait, le marmonnement et, dès qu’elle avait jugé les autres sorcières hors de portée d’oreille, les coups voire les cris. « N’importe quoi sauf des citrouilles !
— Vous savez pas vraiment le faire, c’est ça, conclut la gamine.
— Ecoute, tu m’as bien dit que ta maman est au courant pour le grand méchant loup dans la forêt, hein ?
— C’est vrai.
— Mais elle t’a quand même envoyée toute seule porter ces gâteries à ta mémé ?
— C’est vrai. Pourquoi ?
— Rien. Une idée, comme ça. Et tu me dois mille millions de trillions de milliards de piastres. »
Les grands-mères forment une espèce de franc-maçonnerie – sans l’inconvénient d’avoir à se tenir sur une jambe et de réciter des serments pour en devenir membre. Une fois dans la chaumière et tandis qu’une bouilloire chauffait, Nounou Ogg se sentit dans son élément. Gredin s’étendit devant le maigre feu et s’assoupit pendant que les sorcières s’efforçaient de s’expliquer.
« Je vois pas comment un loup pourrait entrer chez moi, chérie, fit gentiment la grand-mère. J’veux dire, c’est des loups. Ils ouvrent pas les portes. »
Mémé Ciredutemps écarta d’un coup sec un lambeau de rideau et jeta un regard noir dans la clairière.
« On sait bien », dit-elle.
Nounou Ogg désigna de la tête le petit lit dans une alcôve près de la cheminée.
« C’est là que vous dormez toujours ? demanda-t-elle.
— Quand je me sens souffrante, chérie. Sinon je dors au grenier.
— Moi, j’y monterais tout de suite, à votre place. Et emmenez donc aussi mon chat, vous voulez bien ? On voudrait pas qu’il nous gêne.
— C’est là que vous balayez la maison et que vous faites la vaisselle pour une soucoupe de lait ? demanda la grand-mère avec espoir.
— Possible. Allez savoir.
— C’est drôle, chérie. Je vous voyais d’une taille plus réduite…
— On vit beaucoup au grand air, dit Nounou. Maintenant, ouste. »
Il ne resta plus que les deux sorcières. Mémé Ciredutemps fit des yeux le tour de la pièce aux allures de caverne. Les joncs étalés par terre tenaient du compost. De la suie encroûtait les toiles d’araignée du plafond.
Pour faire le ménage dans un pareil taudis, on n’avait pas trente-six solutions : la pelle ou, mieux encore, l’allumette.
« Marrant, tout de même, dit Nounou une fois que la vieille femme eut grimpé l’escalier branlant. Elle est plus jeune que moi. Remarque, je fais de l’exercice.
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