La perspective enchanta Hodor. « Hodor ! » fit-il, plein d’espoir.
Jojen secoua la tête. « Il n’y a pas de feu sans fumée. Et la fumée qui s’élèverait de notre tour serait visible de fort loin.
— S’il y avait quelqu’un pour voir, chicana sa sœur.
— Il y a un homme dans le village.
— Un.
— Un qui suffirait, si c’est un coquin, pour trahir Bran à ses ennemis. Il nous reste d’hier un demi-canard. Mieux vaudrait manger puis nous reposer. Demain, notre homme reprendra sa route, et nous en ferons autant de notre côté. »
Il imposa sa façon de voir ; il l’imposait toujours. Meera partagea équitablement le demi-canard en quatre. Elle l’avait attrapé la veille dans son filet, comme il tentait de s’envoler du marécage où elle l’avait surpris. Il n’était pas si savoureux ni si croustillant froid que chaud, là, juste retiré de la broche, mais du moins les préserva-t-il de la faim. Bran et Meera se partagèrent le blanc, Jojen eut la cuisse, et Hodor engloutit l’aile et le pilon tout en marmonnant des « Hodor » et pourléchant ses doigts graisseux après chaque bouchée. Comme c’était son tour, ce soir-là, de conter une histoire, Bran régala ses amis d’un nouveau Brandon Stark, le Brandon dit le Caréneur, que sa passion pour les navires avait égaré par-delà les mers du Crépuscule.
Quand conte et canard furent terminés, l’obscurité s’épaississait peu à peu, la pluie persistait à tomber. Jusqu’où la vadrouille d’Eté l’avait-elle entraîné ? se demanda Bran. Et les daims, en avait-il rattrapé un ?
La pénombre grise de la tour vira lentement aux ténèbres. Pris d’une anxiété croissante, Hodor se mit à faire le tour de la pièce et à le refaire et à le refaire, avec un arrêt chaque fois pour jeter un œil dans la garde-robe, comme s’il avait oublié ce que depuis sa précédente halte elle recelait. Debout près du balcon nord et noyé dans le noir, Jojen contemplait la nuit et la pluie. Quelque part par là, un éclair déchira le ciel et illumina un moment l’intérieur de la tour. Hodor sursauta, émit un gargouillis d’effroi. Bran compta jusqu’à huit, attendant le tonnerre. Quand celui-ci retentit, Hodor piailla : « Hodor ! »
Pourvu qu’Eté n’ait pas peur aussi, songea Bran. A Winterfell, les gros orages avaient toujours affolé les chiens des chenils, exactement comme Hodor. Je devrais m’occuper de lui, tâcher de le calmer…
Survint un deuxième éclair et, cette fois, le tonnerre éclata à six. « Hodor ! glapit de nouveau Hodor. HODOR ! HODOR ! » Il rafla son épée, comme pour combattre l’orage.
« Paix, Hodor ! lança Jojen. Bran, dites-lui, vous, de ne pas crier. Tu peux lui prendre son épée, Meera ?
— Je puis essayer.
— Chhhuttt, Hodor…, dit Bran. Tais-toi, maintenant. Plus d’hodors stupides. Assis.
— Hodor ? » Il remit assez docilement sa rapière à Meera, mais un masque d’épouvante le défigurait.
Jojen se replongea dans les ténèbres, et ils l’entendirent tous s’étrangler. « Qu’y a-t-il ? demanda Meera.
— Des hommes dans le village.
— L’homme que nous avions vu ?
— D’autres. Armés. J’ai aperçu une hache, ainsi que des piques. » Jamais son timbre n’avait autant trahi le gamin qu’il était, effectivement. « C’est l’éclair qui me les a fait entrevoir, progressant sous les arbres.
— Combien ?
— Des tas. Trop pour compter.
— Montés ?
— Non.
— Hodor. » La voix d’Hodor puait la peur. « Hodor. Hodor. » Bran ne se sentait pas tout à fait rassuré non plus, mais il n’allait pas l’avouer, pas devant Meera. « Et s’ils viennent par ici ?
— Ils n’en feront rien.» Elle vint s’asseoir près de lui. « Pourquoi le feraient-ils ?
— Pour s’abriter.» Jojen avait un ton grave. « A moins que l’orage s’apaise. Il te serait possible de descendre verrouiller la porte, Meera ?
— Je n’ai pas seulement pu la fermer. Elle est trop gauchie. De toute façon, ils seront bloqués par les grilles de fer.
— Pas forcément. Pas s’ils brisent la serrure, ou bien les gonds. Ou s’ils grimpent par l’assommoir, comme nous. »
Un nouvel éclair déchira le ciel, et Hodor se mit à geindre. Puis un coup de tonnerre ébranla le lac de ses roulements. « HODOR ! rugit Hodor en se couvrant les oreilles et en titubant en rond dans le noir. HODOR ! HODOR ! HODOR !
— NON ! lui hurla Bran en retour. PAS D’HODORS ! »
Ce qui ne servit à rien. « HOOOODOR ! » se lamenta Hodor à pleins poumons. Meera tenta bien de l’empoigner pour le calmer, mais il était trop fort. Il l’envoya valser d’un simple haussement d’épaules. « HOOOOOODOOOOOOOR ! » tonitrua-t-il, quand un éclair emplit à nouveau le ciel, et Jojen lui-même beuglait désormais, beuglait à Bran et Meera de le faire taire.
« Tais- toi ! » glapissait Bran d’une voix que la peur rendait affreusement stridente, tout en essayant vainement d’agripper au passage la jambe d’Hodor, de l’agripper, l’agripper, l’agrippant.
Hodor tituba, ferma sa grande gueule, hocha lentement du chef, d’un côté, de l’autre, se laissa choir à terre et s’assit en tailleur. Le coup de tonnerre suivant, à peine parut-il l’entendre. Et tous quatre, une fois assis dans le noir, osèrent à peine respirer. « Que lui avez-vous fait, Bran ? chuchota Meera.
— Rien. » Il secoua la tête. « Je ne sais pas. » Il savait très bien. Je me suis joint à lui comme je me joins à Eté. Il avait été Hodor le temps d’un battement de cœur. Cela le terrorisait.
« Il se passe quelque chose, de l’autre côté du lac, fit Jojen. Il me semble avoir vu quelqu’un pointer le doigt vers la tour. »
Non, je ne vais pas avoir peur. Il était le prince de Winterfell, le fils d’Eddard Stark, presque un homme fait, doublé d’un zoman, pas un bambin comme Rickon. Eté n’aurait pas peur, lui. « Ce ne sont très probablement que des Omble, dit-il. A moins qu’il ne s’agisse de Knott, de Flint ou de Norroit descendus des montagnes, ou, pourquoi pas ? de frères de la Garde de Nuit. Est-ce qu’ils portaient des manteaux noirs, Jojen ?
— La nuit, tous les manteaux sont noirs, sauf le respect de Votre Altesse. Puis l’éclair brillait et s’éteignait trop vite pour que je puisse dire comment ils étaient vêtus. »
Meera se montra sceptique. « S’il s’agissait de frères noirs, ils seraient montés, n’est-ce pas ? »
Entre-temps, Bran avait eu une autre idée. « Aucune importance, fit-il d’un ton assuré. Le voudraient-ils qu’ils ne pourraient venir ici. Pas à moins d’avoir une barque ou d’être au courant, pour la chaussée.
— La chaussée ! » Meera ébouriffa les cheveux de Bran et lui planta un baiser sur le front. « Notre prince charmant ! Il a raison, Jojen, pour la chaussée, ils ne seront pas au courant. Puis même s’ils l’étaient, jamais ils ne pourraient la trouver, la nuit, et sous la pluie.
— Seulement, la nuit prendra fin. S’ils restent là jusqu’au matin… » Jojen n’acheva pas. Quitte à reprendre, au bout d’un moment : « Ils alimentent le feu qu’avait allumé le premier. » Un éclair déchira le ciel, et la lumière qui emplit la tour les burina tous d’ombre. Hodor se balançait d’avant en arrière, tout fredonnant.
En cette seconde éblouissante, Bran perçut l’effroi d’Eté. Il ferma deux yeux, en ouvrit un troisième, et sa peau de garçon lui glissa des épaules comme un manteau tandis qu’il quittait la tour…
… et se retrouvait sous la pluie, le ventre plein de daim, se reculant précipitamment à l’abri des fourrés quand le ciel se fracassait et tonnait au-dessus de lui. L’odeur de feuilles humides et de pommes pourries couvrait presque le fumet d’homme, mais le fumet d’homme était bel et bien là. Il entendit bruire et tinter la peau qu’on n’entame pas, vit des silhouettes bouger sous les arbres. Un homme armé d’un bâton passa en trébuchant, de la fourrure enfilée sur la tête pour bien se rendre aveugle et sourd. Le loup fit un large détour pour le contourner, se faufila derrière un hallier détrempé, puis sous les branches nues d’un pommier. Il les entendait désormais parler, et là, sous les senteurs de pluie, de feuilles et de cheval, lui parvint enfin, rouge, acérée, l’odeur fétide de la peur…
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