Juché dans sa hotte sur le dos d’Hodor, Bran avait la tête qui frôlait presque l’assommoir. Il leva les bras pour empoigner les barreaux et les mettre à l’épreuve, s’y suspendit, et la grille se détacha brusquement de la voûte dans une avalanche de rouille et de gravats. « HODOR ! », glapit Hodor. La pesante grille de fer infligea une nouvelle bosse au crâne de Bran et, quand il l’eut rejetée loin de lui, vint s’écraser aux pieds de Jojen. Meera se mit à rire. « Voyez-moi ça, mon prince, dit-elle, vous êtes plus costaud qu’Hodor ! » Il devint tout rouge.
La grille retirée, Hodor se trouva en mesure de soulever chacun des Reed jusqu’à l’ouverture béante. Ils saisirent alors Bran par les bras et le hissèrent à son tour. Restait à faire le plus dur, récupérer Hodor. Il se révéla trop lourd pour que les paludiers puissent le haler jusqu’en haut à l’instar de Bran. Si bien que celui-ci finit par lui dire d’aller chercher quelques gros rochers. Ce n’était pas ce qui manquait, dans l’île, et Hodor parvint à en empiler une assez grande quantité pour pouvoir s’agripper à l’ouverture de la voûte et, malgré les éboulements, s’y insérer puis opérer son rétablissement. « Hodor », pantela-t-il alors gaiement, tout sourires pour ses compagnons.
Un labyrinthe de petites cellules sombres et vides les entourait, mais, à force d’explorations, Meera retrouva l’accès à l’escalier. Plus on grimpait, mieux y voyait-on. Au troisième étage, de profondes archères s’entrebâillaient dans le mur extérieur. Le quatrième avait de véritables fenêtres. Quant au cinquième et dernier étage habitable, il se composait d’une vaste pièce ronde éclairée sur trois de ses faces par des baies en arceau donnant chacune sur un petit balcon de pierre ; sa quatrième face ouvrait, elle, sur une garde-robe en échauguette dont la conduite plongeait directement dans le lac.
Quand ils arrivèrent sur la terrasse, le ciel était entièrement couvert, et noirs les nuages amoncelés à l’ouest. Le vent soufflait si fort qu’il soulevait le manteau de Bran et le faisait bruyamment battre et claquer. « Hodor », fit Hodor en l’entendant.
Meera tournoya sur place. « A dominer le monde de si haut, je me fais presque l’effet d’une géante.
— Il y a dans le Neck des arbres deux fois plus hauts, lui rappela son frère.
— Oui, mais cernés de quantité d’autres tout aussi hauts, répliqua-t-elle. Le monde vous serre de près, dans le Neck, et le ciel y est tellement plus petit ! Ici…, tu sens ce vent, frérot ? Puis regarde comme le monde s’est élargi… »
Elle disait vrai. Du sommet de la tour, le regard portait à des distances infinies. Vers le sud moutonnait le piémont, devant le vert et le gris des montagnes. Les plaines houleuses du Neufdon s’étendaient à perte de vue dans toutes les autres directions. « D’ici, j’espérais que nous verrions le Mur, dit Bran d’un ton désappointé. C’était stupide, il doit être encore à cinquante lieues. » Le seul fait d’en parler le fit se sentir las, et gelé en plus. « Jojen, que ferons-nous quand nous arriverons au Mur ? Mon oncle nous vantait toujours ses dimensions énormes. Sept cents pieds de haut, et d’une telle épaisseur à la base que ses portes mêmes y font plutôt l’effet de tunnels sous la glace. Comment allons-nous nous y prendre pour le franchir en quête de la corneille à trois yeux ?
— J’ai entendu dire qu’il y avait des châteaux abandonnés disséminés tout le long du Mur, répondit Jojen. Des forteresses jadis édifiées par la Garde de Nuit mais à présent désertées. Il se peut que l’une d’entre elles nous livre un passage. »
Les châteaux fantômes , ainsi les nommait Vieille Nan. Mestre Luwin avait un jour fait apprendre à Bran le nom de chacun des forts qui bordaient le Mur. Ça n’avait pas été facile, il y en avait dix-neuf en tout, quoique jamais plus de dix-sept garnis d’hommes simultanément. Lors du festin donné en l’honneur du roi Robert, à Winterfell, il avait récité la liste entière, d’est en ouest puis d’ouest en est, à Oncle Benjen qui s’était mis à rire en disant : « Tu les sais mieux que moi, Bran. C’est toi qui devrais être premier patrouilleur, plutôt. Moi, je resterai à ta place, ici, tu veux ? » Mais c’était avant sa chute, ça. Avant qu’il ne s’estropie. Et quand il s’était réveillé, infirme, de son long coma, le bon oncle avait regagné Châteaunoir…
« Mon oncle disait qu’on avait scellé avec des pierres et de la glace les portes de chaque château qu’on se voyait forcé d’abandonner, dit-il.
— Alors, il nous faudra les rouvrir », conclut Meera.
Il eut une bouffée d’angoisse. « Nous ferions mieux pas. De mauvaises choses risqueraient d’en profiter pour venir de l’autre côté. Nous ferions mieux d’aller tout simplement à Châteaunoir prier le lord Commandant de nous laisser passer.
— Que Votre Altesse me pardonne, objecta Jojen, nous devons éviter Châteaunoir comme nous avons évité la grand-route. Il y a des centaines d’hommes, là-bas.
— Des hommes de la Garde de Nuit, rétorqua Bran. Leurs vœux les engagent à n’adopter aucun parti pendant les guerres et tous ces trucs-là.
— Ouais, fit Jojen, mais il suffirait d’un seul enclin à se parjurer pour que votre secret soit vendu aux Fer-nés ou au bâtard Bolton. Et rien ne garantit non plus que la Garde accepterait de nous laisser passer. Elle pourrait aussi bien décider de nous retenir ou de nous renvoyer.
— Mais mon père était un ami de la Garde de Nuit, et mon oncle y est premier patrouilleur. Lui pourrait savoir où se trouve la corneille à trois yeux. Et Jon se trouve aussi à Châteaunoir. » Il n’avait cessé d’espérer revoir Jon et l’oncle Ben. Les derniers frères noirs passés par Winterfell avaient eu beau dire que ce dernier avait disparu au cours d’une patrouille, il devait s’être sûrement débrouillé pour rentrer, maintenant. « Je parie que la Garde nous donnerait même des chevaux, reprit-il, que…
— Chut. » Jojen mit sa main en visière et scruta le couchant. « Regardez. Il y a quelque chose…, un cavalier, je crois. Vous le voyez ? »
Bran mit à son tour sa main en visière, mais cela ne l’empêcha ni de plisser les yeux ni de ne distinguer d’abord strictement rien. Une apparence de mouvement finit par attirer son attention. Il crut d’abord qu’il pouvait s’agir d’Eté, mais non. Un homme à cheval. Il s’en trouvait trop loin pour discerner mieux qu’une silhouette.
« Hodor ?» A leur instar, Hodor s’était mis la main en visière, seulement il lorgnait du mauvais côté. « Hodor ?
— Il prend tout son temps, dit Meera, mais il se dirige vers le village, j’ai l’impression.
— Mieux vaudrait rentrer, avant qu’il nous voie, conseilla Jojen.
— Eté se trouve près du village, objecta Bran.
— Eté ne court aucun risque, affirma Meera. Il ne vient là qu’un homme isolé sur un cheval fourbu. »
De grasses gouttes éparses commençaient à tapoter la pierre quand ils se replièrent à l’étage en dessous. Retraite opportune, car la pluie se mit à tomber pour de bon peu de temps après. Malgré l’épaisseur des murs, on l’entendait cingler le clapotis du lac. Ils s’assirent à même le sol dans la rotonde vide où s’agglutinait l’obscurité. Le balcon nord donnant vers le village abandonné, Meera s’y rendit en rampant pour tâcher d’épier la rive opposée et de savoir ce qu’était devenu l’intrus. « Il s’est réfugié dans les ruines de l’auberge, confia-t-elle à son retour. On dirait qu’il s’apprête à faire du feu dans la cheminée.
— Ça qui serait bien, en avoir un aussi…, fit Bran. J’ai froid. Il y a des débris de meubles, au bas de l’escalier, j’ai vu. Si nous chargions Hodor d’en remonter quelques brassées, nous pourrions nous chauffer. »
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