D’ici au Mur s’étendaient des herbages, Bran le savait ; champs en friche et vagues collines ondulantes, prairies vers le haut, marais dans les creux. La marche serait beaucoup plus aisée que dans les montagnes, derrière, mais ce terrain si découvert jusqu’à l’horizon ne laissait pas que d’inquiéter Meera. « Je me sens nue, confessa-t-elle. Il est impossible de se cacher, là.
— Qui tient ces parages ? s’enquit Jojen.
— La Garde de Nuit, répondit Bran. Ici, c’est le Don. Le Neufdon, avec, plus au nord, le Don-Bran. » Mestre Luwin lui avait enseigné l’histoire. « Brandon le Bâtisseur offrit aux frères noirs toutes les terres au sud du Mur, sur vingt-cinq lieues de large. Ce pour leur… pour leur procurer subsistance et sustentation. » Il ne fut pas peu fier de se souvenir encore de la formule. « Certains mestres assurent que ce fut un autre Brandon, pas le Bâtisseur, mais la région continue de s’appeler le Don de Brandon. Des milliers d’années plus tard, la Bonne Reine Alysanne rendit visite au Mur, chevauchant son dragon, Vif-argent, et la bravoure de la Garde de Nuit l’impressionna si fort qu’elle convainquit le Vieux Roi de doubler l’apanage en le portant à cinquante lieues de large. Et telle fut l’origine du Neufdon. » Sa main balaya l’espace. « Là. Tout ça. »
Cela faisait bien des années que le village était abandonné, constata-t-il. Toutes les maisons s’écroulaient. Même l’auberge. Qui n’avait jamais été tout à fait une auberge, à en juger par son aspect, mais il ne subsistait plus d’elle qu’une cheminée de pierre et deux pans de murs lézardés plantés au milieu d’une douzaine de pommiers. L’un de ces derniers s’était emparé de la salle commune et en tapissait le sol de feuilles brunes et de fruits en putréfaction d’où se dégageait une odeur aigre-douce de cidre à vous renverser. L’air en était empuanti. Du bout de son trident, Meera taquina quelques pommes dans l’espoir d’en trouver certaines encore bonnes à manger, mais toutes étaient archiblettes et véreuses.
Le lieu était paisible, calme et tranquille et charmant pour les yeux, mais Bran trouva qu’une auberge vide, ç’avait quelque chose de pas très gai, et Hodor semblait être du même avis. « Hodor ? faisait-il sur un ton comme chamboulé. Hodor ? Hodor ?
— De bons domaines. » Jojen ramassa une poignée de terre qu’il effrita entre ses doigts. « Un village, une auberge, un fortin solide au milieu du lac, tous ces pommiers…, mais où sont donc passés les habitants, Bran ? Pourquoi ont-ils délaissé un pareil endroit ?
— Par peur des sauvageons, dit Bran. Des sauvageons franchissent le Mur ou passent les montagnes afin de razzier, voler, enlever les femmes. S’ils vous prennent, ils font de votre crâne une coupe et y boivent du sang, Vieille Nan le disait toujours. La Garde de Nuit n’est plus aussi forte qu’à l’époque de Brandon ou de la Bonne Reine Alysanne, alors il s’en infiltre de plus en plus. Les localités les plus proches du Mur ont été tellement razziées que leurs habitants sont partis pour le sud, se réfugier dans les montagnes, ou bien s’installer chez les Omble, à l’est de la route Royale. Les vassaux du Lard-Jon se font razzier aussi, mais pas si constamment que les gens qui vivaient dans le Don. »
Jojen Reed fit lentement pivoter sa tête, attentif à une musique qu’il était le seul à pouvoir entendre. « Il faut nous trouver un abri. Un orage approche. Un méchant orage. »
Bran scruta le ciel. Ç’avait été une belle journée d’automne, limpide et pulpeuse et ensoleillée, presque chaude, et puis voilà que de noirs nuages dérivaient vers l’ouest et qu’en effet le vent faisait mine de forcir. « L’auberge n’a pas de toit, signala-t-il, et rien que deux murs. Nous ferions bien de nous rendre au fort.
— Hodor », fit Hodor. Peut-être approuvait-il.
« Nous n’avons pas de barque, Bran. » Meera triturait nonchalamment les feuilles avec sa pique à grenouilles.
« Il existe une chaussée. Une chaussée de pierre, cachée sous l’eau. Nous n’aurions qu’à l’emprunter. » Eux, en tout cas ; lui serait forcé de chevaucher Hodor, mais du moins ne se mouillerait-il pas…
Les Reed échangèrent un coup d’œil. « Comment savez-vous cela ? demanda Jojen. Etes-vous déjà venu ici, mon prince ?
— Non. Vieille Nan me l’a dit. Le fort porte une couronne d’or, voyez ? » Il pointa son index vers le lac. De-ci de-là se distinguaient encore sur les créneaux des traces de dorure qui s’écaillaient. « Lorsque la reine Alysanne vint coucher là, on dora les merlons en son honneur.
— Une chaussée… ? » Jojen examina le lac. « Vous en êtes sûr ?
— Sûr et certain », répondit Bran.
Une fois son regard alerté, Meera n’eut pas grand peine à en découvrir le point de départ. Empierrée et large de trois pieds, la chaussée filait droit sous l’eau. Pas à pas, la jeune fille ouvrit la voie, son trident tâtant le terrain. On discernait au-delà le point de l’île où aboutissait le passage et, par une brève volée de marches, menait à la porte du fortin.
Chacun de vos repères se trouvant rigoureusement dans l’axe, vous étiez induit à supposer que la chaussée le suivait aussi, mais tel n’était nullement le cas. Elle zigzaguait sans arrêt, contournait un bon tiers de l’île avant de rebrousser chemin, toujours en zigzag. Les virages en étaient perfides, et la longueur même de la traversée exposait l’éventuel intrus à essuyer le tir de la tour durant toute sa lente approche. Au surplus, le pavage invisible était visqueux, glissant. A deux reprises, Hodor manqua perdre pied et, affolé, hurla: « HODOR ! », avant de récupérer l’équilibre. La seconde flanqua à Bran une peur bleue. Qu’Hodor tombe, et lui, dans sa hotte, risquait fort de se noyer, surtout si la panique faisait oublier sa présence au colosse, ainsi qu’il arrivait parfois. Nous aurions peut-être mieux fait de rester à l’auberge, sous le pommier, se dit-il, mais c’était s’en aviser trop tard.
Il n’y eut heureusement pas de troisième fois, et jamais le niveau de l’eau ne dépassa la ceinture d’Hodor, les Reed en ayant, eux, jusqu’à la poitrine. Encore un peu, et l’on atteignait l’île, gravissait les marches, abordait le fortin. La porte en demeurait robuste, mais les siècles avaient gondolé ses panneaux de chêne massif, et elle ne pouvait plus se fermer tout à fait. Meera dut peser dessus pour l’ouvrir, malgré les protestations véhémentes des gonds rouillés. Le linteau n’étant pas bien haut, « Baisse-toi, Hodor », dit Bran, et Hodor se baissa, mais pas assez pour l’empêcher de se cogner le crâne. « Aïe ! gémit-il.
— Hodor », fit Hodor en se redressant.
Ils se trouvaient dans une espèce de chambre forte ténébreuse et à peine assez grande pour les contenir tous quatre. Percés dans le mur intérieur de la tour, deux escaliers à vis, l’un montant, sur la gauche, l’autre descendant, sur la droite. Des grilles en fer en interdisaient l’accès. Levant les yeux, Bran en discerna une troisième, juste à l’aplomb. Un assommoir, se dit-il, fort aise qu’il n’y eût personne, là-haut, pour les inonder d’huile bouillante ou les bombarder de quartiers de roc.
Les grilles du bas étaient bouclées, mais la rouille en rougissait les barreaux. Hodor s’attaqua à celle de gauche et tira dessus en grognant, ahanant. Peine perdue. Il essaya de pousser. Sans plus de succès. Il secoua les barreaux, leur balança des coups de pied, pesa de tout son poids, s’acharna contre eux, roua les gonds de gigantesques coups de poing jusqu’à ce que l’atmosphère fût saturée de poussière de rouille en suspens, mais la grille refusa de s’amadouer. Celle qui menait au sous-sol se montra tout aussi récalcitrante. « Pas moyen d’entrer », dit Meera, avec un haussement d’épaules impuissant.
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