Au-dessus d’eux, le soleil brillait de tout son éclat, et il faisait étonnamment chaud pour une journée d’automne, mais ce récit fit soudain grelotter Tyrion Lannister de la tête aux pieds. Ma sœur bien-aimée. Tout en grattouillant la cicatrice de son nez, il offrit au prince Oberyn une lampée d’« œil diabolique ». Au fait, pourquoi me raconter cette histoire ? Est-ce pour me tester ou tout bonnement, à l’instar de Cersei, pour me tordre la queue et m’entendre piailler ? « N’oubliez surtout pas de conter cela à mon père. Il y prendra autant de plaisir que je viens de le faire. Au passage concernant ma queue, notamment. J’en avais bien une, mais il me l’a fait couper. »
Le prince émit un gloussement. « Vous êtes devenu plus amusant, depuis notre dernière rencontre.
— Oui, mais j’avais l’intention de devenir plus grand.
— A propos d’amusement, tant que nous y sommes, l’intendant de lord Buckler m’en a conté une piquante. Il prétend que vous avez établi un impôt sur la tirelire des femmes.
— Il s’agit d’un impôt sur le putanat », lâcha Tyrion, le poil à l’envers derechef. Et c’était une idée de mon putain de père. « Seulement un liard pour chaque, hm…, opération. La Main du Roi l’a jugé propice au relèvement moral de la ville. » Et pour payer les noces de Joffrey, accessoirement. Allant sans dire que c’est sur lui-même, en sa qualité de grand argentier, qu’était retombé tout le blâme de la mesure. D’après Bronn, la rue l’appelait le liard du nain. Et, toujours à l’en croire, « Au grand écart pour le Mi-homme ! », gueulait-on dans les bordels et dans les bistrots.
« Je m’assurerai d’emplir ma bourse de liards, alors. Même un prince doit régler ses taxes.
— Et qu’iriez-vous faire chez les putains ? » Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule à Ellaria Sand dans le groupe des amazones. « Vous seriez-vous lassé de votre amante de cœur, en chemin ?
— Jamais de la vie. Nous partageons trop de choses. » Il haussa les épaules. « Mais il se trouve que nous n’avons pas encore partagé de blonde, et Ellaria brûle de curiosité. Connaissez-vous une créature idoine ?
— Je suis un homme marié. » Sauf au lit, toutefois. « Je ne fréquente plus les putes. » A moins que la fantaisie ne me prenne de les voir pendre.
Oberyn changea brusquement de sujet. « Il paraît que l’on servira soixante-dix-sept plats au banquet des noces du roi.
— Auriez-vous faim, mon prince ?
— Je suis affamé depuis belle lurette. Mais ma faim n’est pas d’ordre alimentaire. Dites-moi donc, je vous prie, quand nous sera servit justice.
— Justice. » Hé oui, c’est pour ça qu’il est là, j’aurais dû le piger tout de suite. « Vous étiez très lié avec votre sœur ?
— Enfants, nous étions inséparables, Elia et moi, tout à fait comme vos frère et sœur. »
Bons dieux, j’espère que non. « Les mariages et les hostilités nous ont continuellement tenus sur la brèche, prince Oberyn. Je crains que personne n’ait encore eu le loisir de se pencher sur des meurtres vieux de seize ans, si effroyables qu’ils aient été. Nous ne manquerons pas de nous y employer, bien évidemment, dès l’instant où nous le pourrons. Le moindre des secours que Dorne se trouverait à même de fournir pour restaurer la paix du roi n’irait certainement pas sans hâter l’ouverture de l’enquête que mon seigneur père…
— Nain, coupa la Vipère Rouge sur un ton nettement moins cordial, épargnez-moi vos mensonges Lannister. C’est pour des moutons que vous nous prenez, ou pour des idiots ? Mon frère n’est pas un homme altéré de sang, mais il n’a pas non plus passé ces seize années à roupiller. Un an après que Robert se fut emparé du trône, Jon Arryn vint à Lancehélion et se vit, n’en doutez pas, pressé de questions. Lui et cent autres. Et, pour ma part, je ne me suis pas déplacé pour assister à des pantalonnades en forme d ’enquête. Je suis venu réclamer justice pour Elia et pour ses enfants, et je l’obtiendrai. A commencer par ce balourd de Gregor Clegane…, mais pas, je pense, pour arrêter là. Avant de mourir, l’Enormité-qui-marche me confessera de qui il tenait ses ordres, veuillez le garantir à votre seigneur père de ma part. » Il se mit à sourire. « Un vieux septon affirma jadis que j’étais la preuve vivante de la bonté des dieux. Savez-vous pourquoi, Lutin ?
— Non, reconnut Tyrion, sur ses gardes.
— Eh bien, c’est que, si les dieux étaient vraiment cruels, c’est de moi qu’ils auraient fait le premier-né de ma mère et de Doran le troisième. Je suis un homme altéré de sang, voyez-vous. Et c’est à moi que vous aurez affaire, dorénavant, pas à mon patient, prudent, podagre de frère. »
A un demi-mille d’eux, le soleil faisait miroiter les eaux de la Néra, dorant au-delà les murs et les tours et les collines de Port-Réal. Tyrion se détourna pour regarder scintiller, derrière, le cortège échelonné tout le long de la route Royale. « Vous parlez en homme suivi par une immense armée, dit-il, et je vous en vois tout au plus trois cents. Vous apercevez cette ville, là-bas, au nord de la rivière ?
— Le tas de fumier que vous appelez Port-Réal ?
— Tout juste.
— Non seulement je l’aperçois fort bien, mais j’ai maintenant l’impression de le sentir.
— Alors, humez un bon coup, messire. Emplissez vos narines à ras bord. Un demi-million de gens puent plus fort que trois cents, vous découvrirez. Flairez-vous les manteaux d’or ? Il y en a près de quinze mille. Les épées liges personnelles de mon père doivent tourner autour d’une vingtaine de milliers supplémentaires. Et puis il y a les roses. Quel parfum délicat, les roses, n’est-ce pas ? Surtout lorsqu’il y en a tant. Cinquante, soixante, soixante-dix mille roses, casernées en ville ou campant en dehors des murs, je ne saurais vraiment dire combien il en reste, mais trop pour que je me soucie de les dénombrer, de toute façon. »
Le Martell haussa les épaules d’un air nonchalant. « On disait à Dorne, autrefois, avant que nous n’épousions Daeron, que toute fleur s’incline devant le soleil. Que les roses essaient seulement de me barrer la route, et je les piétinerai de bon cœur.
— Comme vous fîtes à Willos Tyrell ? »
L’autre ne réagit pas comme escompté. « J’ai eu une lettre de Willos voilà pas six mois. Nous portons un même intérêt à la viande de cheval surchoix. Il ne m’a jamais tenu la moindre rigueur pour sa male aventure en lice. Ma lance avait proprement donné dans son corselet de plates, mais son pied se prit dans l’étrier lorsqu’il tomba, et son cheval s’abattit sur lui. Je lui dépêchai un mestre, mais celui-ci ne parvint qu’à lui sauver la jambe. Le genou ne pouvait en aucun cas se raccommoder. S’il faut absolument incriminer quelqu’un, c’est son butor de père. Willos était aussi neuf que son surcot, jamais il n’aurait dû participer à des joutes aussi sévères. Fleur de Suif le jeta dans les tournois à un âge trop tendre, exactement comme il y jeta ses deux autres fils. Il voulait un autre Léo l’Epine, et il ne s’est fait qu’un bancal.
— D’aucuns prétendent ser Loras meilleur que ne le fut jamais Léo l’Epine.
— La rose pompon de Renly ? J’en doute.
— Doutez-en tant qu’il vous plaira, répliqua Tyrion, mais ser Loras a vaincu maint chevalier d’élite, y compris mon frère.
— Par vaincu , vous voulez dire désarçonné , en tournoi. Nommez-moi plutôt qui il a tué sur le champ de bataille, si vous entendez me glacer d’effroi.
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