Ils ne se rendormirent ni l’un ni l’autre cette nuit-là. À l’approche du matin, ils refirent l’amour en silence avec une sorte de détermination ardente bien éloignée de leur accouplement joyeux de la nuit. Puis ils se levèrent, toujours sans parler, et allèrent se baigner dans l’eau glacée du petit ruisseau avant de retraverser la ville pour regagner l’auberge. Ils croisèrent quelques fêtards aux yeux striés de rouge titubant encore dans les rues pendant que le disque brillant du soleil se levait sur Pidruid.
Sur les instances de Carabella, Valentin se confia à Sleet, et lui raconta son rêve et la conversation qui avait suivi. Le petit jongleur aux cheveux blancs l’écouta d’un air pensif, sans jamais l’interrompre, le visage de plus en plus grave.
— Tu devrais demander conseil à un interprète des rêves, dit-il quand Valentin eut terminé. C’est un message trop puissant pour que tu n’en tiennes pas compte.
— Alors tu crois que c’est un message ?
— C’est possible, répondit Sleet.
— Du Roi des Rêves ?
Sleet tendit les mains et contempla le bout de ses doigts.
— Peut-être. Tu vas devoir attendre et faire très attention. Les messages du Roi ne sont jamais simples.
— Il peut aussi bien venir de la Dame, intervint Carabella. Il ne faut pas se laisser abuser par la violence qu’il contenait. La Dame peut envoyer des rêves violents quand le besoin s’en fait sentir.
— Et certains rêves ne viennent ni de la Dame ni du Roi, répliqua Sleet avec un sourire. Ils proviennent des profondeurs de notre inconscient. Comment le savoir sans aide ? Valentin, va voir un interprète des rêves.
— Crois-tu qu’un interprète des rêves m’aiderait à retrouver la mémoire ?
— Un interprète des rêves ou un sorcier, oui. Si les rêves ne t’aident pas à retrouver ton passé, rien ne le fera.
— De plus, reprit Carabella, un rêve aussi fort ne peut rester sans analyse. Il faut penser à ta responsabilité. Si un rêve te commande quelque chose et si tu choisis de ne pas suivre cette ligne de conduite…
Elle haussa les épaules.
— C’est ton âme qui en répondra, et vite. Trouve un interprète, Valentin.
— J’avais espéré, dit Valentin en s’adressant à Sleet, que tu t’y connaissais dans ce domaine.
— Je ne suis qu’un jongleur. Trouve un interprète.
— Peux-tu m’en recommander un à Pidruid ?
— Nous allons bientôt quitter Pidruid. Attends que nous nous soyons éloignés de la ville de quelques jours de route. À ce moment-là, tu auras des rêves plus riches à proposer à l’interprète.
— Je me demande si c’est un message, dit Valentin. Et si c’est le Roi qui l’a envoyé. Qu’aurait à faire le Roi des Rêves avec un vagabond comme moi ? Cela me paraît à peine concevable. Avec vingt milliards d’âmes sur Majipoor, comment le Roi pourrait-il trouver le temps de s’intéresser à d’autres que les gens les plus importants ?
— À Suvrael, répondit Sleet, il y a dans le palais du Roi des Rêves d’énormes machines qui explorent le monde entier et qui, toutes les nuits, envoient des messages dans les cerveaux de millions de gens. Qui sait comment ces millions de gens sont choisis ? On nous apprend une chose quand nous sommes enfants, et je sais que c’est la vérité : une fois au moins avant de quitter ce monde, nous sentirons le Roi des Rêves entrer en contact avec notre esprit, chacun d’entre nous. Je sais que cela m’est arrivé.
— Toi ?
— Plus d’une fois.
Sleet porta la main à ses cheveux rudes et plats.
— T’imagines-tu que je suis né avec les cheveux blancs ? Une nuit, je dormais dans un hamac dans la jungle, près de Narabal. Je n’étais pas encore jongleur à l’époque, et le Roi des Rêves m’a rendu visite dans mon sommeil et il a donné des directives à mon âme, et quand je me suis réveillé, mes cheveux étaient devenus comme ça. J’avais vingt-trois ans.
— Des directives ? demanda Valentin. Quel genre de directives ?
— Des directives qui font blanchir les cheveux d’un homme entre le coucher et le lever du soleil, répondit Sleet.
Visiblement, il ne tenait pas à en dire plus. Il se leva et regarda le ciel matinal comme pour s’assurer de la hauteur du soleil.
— Je crois que nous avons assez discuté pour l’instant, ami. Nous avons encore des couronnes à gagner pendant ce festival. Veux-tu apprendre quelques tours nouveaux avant que Zalzan Kavol ne nous envoie au travail ?
Valentin acquiesça de la tête. Sleet alla chercher les balles et les massues. Ils sortirent dans la cour.
— Regarde, dit Sleet, et il se plaça juste derrière Carabella.
Elle tenait deux balles dans la main droite et lui une dans la gauche. Ils passèrent leurs bras libres l’un autour de l’autre…
— C’est de la double jonglerie, dit Sleet. C’est simple, même pour les débutants, mais cela fait énormément d’effet.
Carabella lança, Sleet lança et attrapa, et immédiatement ils trouvèrent le rythme, faisant aller et venir les balles sans effort, une entité dotée de quatre jambes, de deux cerveaux et deux bras qui jonglaient. Effectivement, cela paraît difficile, se dit Valentin.
— Envoie-nous les massues maintenant ! lui cria Sleet.
À mesure que Valentin, d’un coup sec du poignet, lui envoyait les massues dans la main droite, Carabella les joignait aux balles jusqu’à ce que balles et massues volent d’elle à Sleet et de Sleet à elle en une cascade étourdissante. Les quelques tentatives que Valentin avait effectuées sans témoins lui avaient enseigné à quel point il était difficile de manier autant d’objets. Jongler avec cinq balles serait à sa portée dans quelques semaines, il l’espérait, tout au moins ; avec quatre massues, cela pourrait également être bientôt possible ; mais en manier trois de chaque en même temps, sans parler de la coordination qu’exigeait cette double jonglerie, était un exploit qui le stupéfiait et le remplissait d’admiration. Il eut l’étrange sensation qu’il s’y mêlait une pointe de jalousie, car il voyait devant lui le corps de Sleet pressé contre celui de Carabella, formant avec elle un organisme unique, alors que quelques heures auparavant ils étaient allongés l’un contre l’autre au bord de ce ruisseau dans le parc de Pidruid.
— Essaie, lui dit Sleet.
Il s’écarta et Carabella se plaça devant Valentin et passa le bras autour de lui. Ils ne travaillèrent qu’avec trois balles. Au début, l’appréciation de la hauteur et de la force de ses lancers posa des problèmes à Valentin et il envoyait parfois la balle hors de portée de Carabella, mais en dix minutes, il avait acquis le tour de main et, au bout d’un quart d’heure, ils travaillaient ensemble avec la même aisance que s’ils avaient répété l’exercice pendant des années. Sleet l’encourageait en applaudissant chaleureusement. Un des Skandars apparut, qui n’était pas Zalzan Kavol mais son frère Erfon qui, même pour un Skandar, était froid et sec.
— Vous êtes prêts ? demanda-t-il d’un ton rogue.
La troupe se produisait, cet après-midi-là, au domicile de l’un des puissants marchands de Pidruid qui offrait un spectacle en l’honneur d’un duc de la province. Carabella et Valentin exécutèrent leur nouveau numéro de double jonglerie, les Skandars firent une éblouissante démonstration à l’aide de plats, de gobelets de cristal et de casseroles, puis on fit avancer Sleet pour jongler les yeux bandés.
— Est-ce possible ? demanda Valentin, impressionné.
— Regarde ! lui répondit Carabella.
Valentin regarda, mais il fut l’un des rares à le faire, car c’était le lendemain de la grande soirée de folie collective et les hobereaux qui avaient commandé le spectacle étaient las, blasés et somnolents et ne prêtaient nulle attention au talent déployé par les musiciens, les acrobates et les jongleurs qu’ils avaient engagés. Sleet s’avança, portant trois massues, et se planta devant eux, l’air confiant et résolu. Il resta un moment la tête légèrement penchée sur le côté, comme s’il écoutait le vent qui souffle entre les mondes puis, après avoir pris une longue inspiration, il commença à lancer.
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