— Viens ! cria Carabella.
Et ils entrèrent dans une danse exécutée par des Vroons, des Ghayrogs et des Hjorts avinés, une ronde ponctuée de cabrioles, et qui semblait n’obéir à aucune règle. Pendant de longues minutes, ils dansèrent avec les étrangers. Quand un Hjort en cuir grenu enlaça Carabella, elle lui rendit son étreinte, le serrant si fort que ses doigts minces s’enfoncerait profondément dans la bouffissure des chairs, et quand une Ghayrog femelle aux boucles flexueuses et aux innombrables seins ballottants se pressa contre Valentin, il accepta son baiser et le lui rendit avec un enthousiasme dont il ne se serait pas cru capable.
Puis ils continuèrent jusqu’à un théâtre à ciel ouvert où des marionnettes anguleuses agitées de mouvements saccadés et stylisés interprétaient une œuvre dramatique. Puis ils entrèrent dans une arène où, moyennant quelques pesants, ils purent observer les évolutions de dragons de mer nageant en cercles menaçants dans un bassin miroitant. De là, ils se rendirent dans un jardin botanique qui contenait des plantes animées originaires de la côte méridionale d’Alhanroel, des végétaux visqueux et tentaculaires et de hautes colonnes gélatineuses et frémissantes dotées d’yeux surprenants à leur sommet. « Le repas dans une demi-heure ! » cria le gardien. Mais Carabella ne voulut pas attendre et, Valentin à sa remorque, elle s’enfonça dans l’obscurité grandissante.
De nouveaux feux d’artifice explosèrent, beaucoup plus frappants maintenant sur le fond assombri du ciel. Il y eut une triple constellation qui se transforma en une image de lord Valentin emplissant la moitié de la voûte céleste, puis de fulgurantes fusées vertes, rouges et bleues prirent la forme du Labyrinthe avant de composer, par un nouvel avatar, la face rechignée du vieux Pontife Tyeveras. Et, après quelques instants nécessaires pour laisser aux couleurs le temps de se dissiper, une nouvelle explosion envoya à travers le firmament un trait de feu qui donna naissance au visage bien-aimé de la reine mère, la douce Dame de l’Île du Sommeil, qui se pencha sur Pidruid avec un sourire débordant d’amour. Sa vue émut si profondément Valentin qu’il manqua de se laisser tomber à genoux et de fondre en larmes, une réaction aussi mystérieuse qu’étonnante. Mais il n’y avait pas de place dans la foule pour se permettre cela. Il continua à trembler pendant quelques secondes. L’image de la Dame s’estompa avant d’être engloutie par la nuit. Valentin prit la main de Carabella dans la sienne et la serra très fort.
— Il me faut encore du vin, souffla-t-il.
— Attends. Il en reste un autre.
C’était vrai. Une autre fusée, une autre explosion de couleurs, agressives cette fois, du jaune et du rouge, et un autre visage à la mâchoire lourde et à l’œil sombre se dessina, celui de la quatrième des Puissances de Majipoor, le personnage le plus inquiétant et le plus ambigu de la hiérarchie, Simonan Barjazid, le Roi des Rêves. Le silence s’abattit sur la foule, car personne ne portait le Roi des Rêves dans son cœur mais personne ne se risquait non plus à méconnaître son pouvoir, de crainte d’attirer sur soi le malheur et d’encourir un terrible châtiment.
Puis ils se mirent en quête de vin. La main de Valentin tremblait et il vida rapidement deux gobelets pendant que Carabella le regardait avec une certaine inquiétude. Les doigts de Valentin jouaient avec les os de son poignet, mais elle s’abstint de toute question et ne toucha presque pas à son verre de vin.
La porte suivante qui s’ouvrit devant eux fut celle d’un musée de cire en forme de labyrinthe miniature, si bien qu’après y avoir pénétré en tâtonnant, il n’était plus question de revenir sur leurs pas, et ils donnèrent leurs pièces de trois pesants à un gardien au teint cireux et avancèrent. De l’obscurité émergeaient les héros du royaume, des personnages de cire adroitement reproduits, se déplaçant, allant même jusqu’à s’exprimer dans des parlers archaïques. Un grand guerrier se présenta comme lord Stiamot, le conquérant des Métamorphes, puis ils se trouvèrent en présence de la légendaire lady Thiin, sa mère, la Dame-combattante qui avait organisé en personne la défense de l’Île du Sommeil lorsqu’elle avait été assiégée par les aborigènes. Un autre s’approcha, qui prétendait être Dvorn, le premier Pontife, une figure d’une époque presque aussi lointaine de celle de Stiamot que celle de Stiamot l’était de l’époque actuelle. À ses côtés, se trouvait Dinitak Barjazid, le premier Roi des Rêves, un personnage beaucoup moins ancien. En s’enfonçant un peu plus dans le labyrinthe, Carabella et Valentin rencontrèrent une légion de Puissances du passé, un assortiment soigneusement sélectionné de Pontifes, de Dames et de Coronals, les grands souverains que furent Confalume, Prestimion et Dekkeret, et le Pontife Arioc à la curieuse renommée, et pour finir, gardant la sortie, un homme au teint coloré, serré dans des vêtements noirs, une quarantaine d’années, les cheveux bruns, les yeux sombres, souriant. Il n’avait nul besoin de se présenter, car il s’agissait de lord Voriax, le défunt Coronal, le frère de lord Valentin, fauché deux ans auparavant dans la fleur de son règne, mort dans un stupide accident de chasse après avoir détenu le pouvoir pendant seulement huit ans. Le personnage en cire s’inclina, tendit les mains et s’exclama : « Pleurez sur mon sort, mes frères et mes sœurs, car j’étais au faîte des honneurs et j’ai péri avant mon heure. Ma chute fut d’autant plus dure que je suis tombé de plus haut. Je m’appelais lord Voriax, et méditez longtemps sur mon sort. »
— Quel endroit sinistre, fit Carabella en frissonnant, et quelle sinistre conclusion ! Partons d’ici !
Une fois de plus, elle l’entraîna dans une course à perdre haleine à travers des salles de jeu, des arcades et de grandes tentes éclairées a giorno, devant des buffets et des lieux de plaisir, sans jamais s’arrêter nulle part, voletant de place en place comme des oiseaux. Finalement, après avoir tourné un coin de rue, ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité, ayant franchi la limite de la zone des plaisirs. Ils distinguaient encore derrière eux les bruits de plus en plus étouffés de la liesse populaire et la lumière crue qui allait déclinant à mesure qu’ils avançaient. Soudain ils furent environnés de fragrances de fleurs et du silence des arbres. Ils étaient dans un jardin, un parc.
— Viens, murmura Carabella en le prenant par la main.
Ils débouchèrent dans une clairière baignée de clair de lune au-dessus de laquelle les branches des arbres s’entrelaçaient pour former une charmille à la trame serrée. Le bras de Valentin entoura sans effort la taille fine et musclée de Carabella. La douce chaleur du jour n’avait pu franchir le barrage de branches enchevêtrées et, du sol, s’élevait le doux arôme de fleurs énormes aux feuilles charnues, plus larges que la tête d’un Skandar. Ils avaient l’impression d’être à des milliers de kilomètres du festival et de toute cette folle excitation.
— Voilà l’endroit où nous allons nous installer, annonça Carabella.
D’un geste exagérément chevaleresque, il étendit son manteau par terre, et elle l’attira au sol et se glissa vivement entre ses bras. Leur retraite était bordée de deux hauts buissons touffus hérissés de branches gris-vert fines comme des baguettes. Un ruisseau courait non loin d’eux et une lumière ténue filtrait à travers les branchages.
Sur la hanche de Carabella était attachée une minuscule harpe de poche d’une facture remarquable. Elle la leva, pinça quelques cordes en guise de prélude et commença à chanter d’une voix claire et pure :
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