Il prit donc deux des massues dans la main droite et les jeta en l’air et, ce faisant, il entendit Zalzan Kavol pousser un « Oh ! » de surprise, mais il n’avait pas le temps de se préoccuper de cela, car les deux massues étaient déjà en train de redescendre et il envoya celle qu’il tenait dans la main gauche entre les deux autres en la faisant tourner sur elle-même. Il cueillit adroitement, une dans chaque main, les deux massues qui descendaient, relança en l’air celle qu’il tenait dans la main droite et attrapa la troisième au moment où elle retombait. Puis il retrouva avec un indicible soulagement sa cascade familière de massues et suivit Carabella et Sleet sur le pourtour du gigantesque stade sans jeter un regard ni à droite ni à gauche.
Des orchestres, des acrobates, des danseurs, des montreurs d’animaux, des jongleurs, devant et derrière lui, des milliers de visages anonymes sur les gradins, les tribunes des dignitaires ornées de rubans… Valentin n’eut qu’une perception subliminale de tout cela. Lancer, lancer, lancer et réception, lancer et réception, lancer et réception, les mêmes gestes répétés inlassablement jusqu’à ce que, du coin de l’œil, il aperçoive les éclatantes draperies vert et or flanquant le pavillon royal. Il se tourna de manière à faire face au Coronal. Ce fut un moment difficile, car il lui fallait maintenant partager son attention. Tout en continuant à lancer les massues, il cherchait lord Valentin du regard. Il le découvrit au centre du pavillon. Valentin aspirait ardemment à une nouvelle décharge d’énergie, à un nouveau contact fugace avec les yeux de feu du Coronal. Il lançait avec une précision d’automate, chaque massue s’élevant à la hauteur qui lui était impartie et décrivant un arc en l’air pour retomber entre le pouce et les doigts de Valentin. Tout en exécutant ces gestes, Valentin scrutait le visage du Coronal, mais il n’y eut pas, cette fois, de décharge électrique, car le Prince était distrait, il ne voyait même pas le jongleur. Son regard vide où se lisait l’ennui s’était fixé quelque part de l’autre côté du stade sur un autre numéro, peut-être quelque dompteur de fauves, peut-être les danseuses du corps de ballet dans le plus simple appareil, peut-être rien du tout. Valentin persévéra, comptant une à une les soixante secondes que devait durer son hommage, et vers la fin de cette minute, il lui sembla que le regard du Coronal s’était effectivement porté dans sa direction pendant une fraction de seconde, mais vraiment pas plus.
Puis Valentin se remit en route. Carabella et Sleet approchaient déjà de la sortie. Valentin exécuta un demi-tour et adressa un sourire radieux aux Skandars qui avaient repris leur marche dans un tourbillon de haches, de torches enflammées, de faucilles, de marteaux et de fruits, ajoutant objet après objet à la multitude de ceux qu’ils faisaient tournoyer au-dessus d’eux. Valentin jongla devant eux pendant quelques instants avant de poursuivre sa ronde solitaire autour du stade.
Il sortit par la grille opposée. Au moment où il retrouvait le monde extérieur, il rassembla ses massues et les tint à la main. Pour la seconde fois, dès qu’il se retrouva hors de la présence du Coronal, Valentin eut une sensation de désenchantement, de lassitude, de vide, comme si lord Valentin, au lieu d’émettre de l’énergie, se nourrissait de celle des autres, comme s’il donnait seulement l’illusion d’être doté d’une aura resplendissante, alors que dès que l’on s’éloignait de lui, il ne restait plus que le sentiment d’avoir perdu quelque chose. D’autre part, la représentation était terminée ; l’heure de gloire de Valentin était passée et personne, apparemment, ne lui avait prêté la moindre attention.
Personne, sauf Zalzan Kavol qui avait l’air buté et irrité.
— Qui vous a appris ce lancer de deux massues ? demanda-t-il dès qu’il eut franchi la grille.
— Personne, répondit Valentin. C’est moi qui l’ai inventé.
— Et si vous aviez laissé tomber vos massues là-bas ?
— Les ai-je laissé tomber ?
— Ce n’était pas l’endroit pour faire de l’épate.
Puis il s’adoucît quelque peu.
— Mais je dois reconnaître que vous vous en êtes bien sorti.
Il reçut d’un second majordome une bourse remplie de pièces de monnaie qui versa dans ses deux mains extérieures et compta rapidement. Il en empocha la plupart mais en lança une à chacun de ses frères et en remit une par personne à Carabella et Sleet, puis, après avoir réfléchi quelques secondes, il en donna également à Valentin et à Shanamir.
Valentin vit que Shanamir et lui avaient reçu chacun une demi-couronne et les autres une couronne par personne. Aucune importance. Tant qu’il entendrait quelques couronnes tinter dans sa bourse, il ferait peu de cas de l’argent. La gratification, même si elle était maigre, était inattendue. Il allait la dépenser avec joie cette nuit en vin fort et en poisson épicé.
Le long après-midi touchait à sa fin. La brume qui s’élevait de la mer commençait à obscurcir Pidruid. Les bruits du cirque résonnaient encore dans l’enceinte du stade. Valentin se dit que le pauvre Coronal allait devoir y rester bien avant dans la nuit.
Carabella le tiraillait par la manche.
— Viens maintenant, souffla-t-elle d’un ton pressant. Le travail est fini ! Maintenant, allons faire la fête !
Elle s’élança dans la foule en courant, et Valentin, après un instant d’indécision, la suivit. Ses trois massues, attachées par une corde enroulée autour de la taille, battaient contre ses cuisses pendant qu’il courait. Il crut l’avoir perdue, mais il la retrouva dans la foule, courant de sa longue foulée élastique, se retournant pour lui sourire d’un air mutin, lui faisant signe d’avancer. Valentin la rattrapa sur les grandes marches planes qui descendaient jusqu’à la baie. Des péniches, sur lesquelles des bûchers avaient été élevés, avaient été remorquées dans le port tout proche et déjà, bien que la nuit fût à peine tombée, on en avait enflammé quelques-uns qui brûlaient en répandant une lueur verte sans presque dégager de fumée.
Pendant la journée, toute la ville avait été convertie en un gigantesque terrain de jeux. Des baraques foraines avaient poussé comme des champignons après une pluie estivale. Des fêtards bizarrement attifés se pavanaient le long des quais. Partout régnait une excitation fiévreuse et on entendait de la musique et des rires. À mesure que l’obscurité devenait plus profonde, de nouveaux feux commençaient à flamboyer et la baie se transformait en un océan de lumière colorée. Soudain, à l’est, s’éleva une sorte de feu d’artifice, une éblouissante fusée volante qui monta très haut dans le ciel avant d’éclater en parcelles incandescentes qui retombèrent jusqu’au faîte des plus hauts édifices de Pidruid. Une frénésie s’était emparée de Carabella et elle commençait à gagner Valentin. La main dans la main, ils galopaient à travers la ville, de baraque foraine en baraque foraine, dépensant leur argent en jeux comme on sème des cailloux. La plupart de ces baraques foraines abritaient des jeux d’adresse, qui consistaient à renverser des poupées à l’aide de balles ou à détruire le fragile équilibre de constructions soigneusement agencées. Carabella, avec la sûreté du coup d’œil et de la main de la jongleuse, gagnait presque à tous coups et Valentin, bien qu’un peu moins adroit, remportait également nombre de lots. À certaines baraques on gagnait des gobelets de vin, à d’autres des morceaux de viande, à d’autres encore de ridicules petits animaux empaillés ou des banderoles portant l’emblème du Coronal dont ils ne s’embarrassaient pas. Mais ils mangeaient toute la viande et engloutissaient tout le vin et devenaient de plus en plus rouges et déchaînés au fil des heures.
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