— Pourquoi si tôt ? demanda-t-il.
— Pour avoir une bonne place au passage du Coronal. Dépêche-toi ! Tout le monde est déjà levé.
Il se leva péniblement. Ses poignets étaient un peu douloureux d’avoir trop jonglé avec les massues, et il tendit les bras en laissant pendre ses mains. Carabella sourit, les prit dans les siennes et leva les yeux vers lui.
— Tu vas jongler merveilleusement aujourd’hui, dit-elle d’une voix douce.
— J’espère.
— Cela ne fait aucun doute, Valentin. Tout ce que tu entreprends, tu le réussis suprêmement bien. C’est le genre d’homme que tu es.
— Parce que tu sais quel genre d’homme je suis ?
— Bien sûr que je le sais. Je me demande même si je ne le sais pas mieux que toi. Valentin, parviens-tu à distinguer la veille du sommeil ?
— Je ne te suis pas, fit-il en fronçant les sourcils.
— Il y a des fois où je pense que c’est du pareil au même pour toi, que tu vis un rêve ou que tu rêves une vie. À vrai dire, ce n’est pas moi qui ai pensé cela. C’est Sleet. Tu le fascines, et Sleet ne se laisse pas aisément fasciner. Il est allé partout, il a vu beaucoup de choses, il connaît la vie, et pourtant il parle constamment de toi, il essaie de te comprendre, de lire dans ton esprit.
— Je ne me rendais pas compte que j’étais si intéressant. Personnellement, je me trouve ennuyeux.
— Ce n’est pas l’avis des autres, répliqua-t-elle, les yeux étincelants. Viens, maintenant. Habille-toi, déjeune, et en route pour la parade. Ce matin, nous regardons passer le Coronal, cet après-midi, nous jouons, et ce soir… ce soir…
— Oui ? Ce soir ?
— Ce soir, nous faisons la fête ! s’écria-t-elle, et elle s’écarta de lui en bondissant vers la porte.
Dans la brume matinale la troupe des jongleurs se dirigea vers la place dont Zalzan Kavol s’était assuré pour eux sur le passage de la grande procession. Le point de départ de l’itinéraire du Coronal était la Place Dorée, où il était logé ; de là, il se dirigeait vers l’est en suivant un boulevard qui décrivait une large courbe jusqu’à une des portes secondaires de la cité et rejoignait la grande route par laquelle Valentin et Shanamir étaient entrés dans Pidruid, celle qui était bordée par une double rangée de palmiers de feu en fleur. Puis il rentrait dans la ville par la porte de Falkynkip et la traversait en suivant l’Avenue de la Mer, passant sous l’arc des Rêves et ressortant par la porte du Dragon pour atteindre le front de mer, au bord de la baie, où une tribune d’honneur avait été élevée dans le principal stade de Pidruid. Ainsi la parade avait une double nature : d’abord le Coronal passait devant le peuple, puis le peuple devant le Coronal. C’était un événement qui allait durer toute la journée et se prolonger bien avant dans la nuit, probablement jusqu’à l’aube du Soldi. Comme les jongleurs participaient au divertissement royal, il leur fallait trouver une place quelque part du côté du front de mer ; faute de quoi il leur serait impossible de traverser la cité congestionnée et d’arriver au stade à temps pour présenter leur propre numéro. Zalzan Kavol avait réussi à leur dénicher une place de choix à proximité immédiate de l’arc des Rêves, mais cela impliquait qu’il leur faudrait passer la plus grande partie de la journée à attendre que le défilé arrive à leur hauteur. Cette attente était irrémédiable. À pied, ils coupèrent en diagonale en prenant par les petites rues et finirent par déboucher en bas de l’Avenue de la Mer. Comme Shanamir l’avait rapporté, la ville était décorée à profusion et regorgeait d’ornements, avec des banderoles et des drapeaux pendant à chaque bâtiment et au moindre luminaire. Le revêtement de la route avait lui-même été fraîchement peint aux couleurs du Coronal, un vert vif et brillant bordé de bandes dorées.
Malgré l’heure matinale les spectateurs se pressaient déjà le long du parcours et il n’y avait plus de place libre. Mais ils firent rapidement de la place lorsque les jongleurs Skandars apparurent et que Zalzan Kavol montra sa liasse de billets. Les habitants de Majipoor étaient, en règle générale, plutôt courtois et accommodants. En outre, rares étaient ceux qui se sentaient disposés à débattre une question de priorité avec des Skandars revêches.
Et puis ce fut l’attente. La matinée était déjà chaude et la chaleur augmentait rapidement, et Valentin n’avait rien d’autre à faire que de rester debout à attendre, laissant son regard aller de la rue vide à la pierre noire, polie et surchargée d’ornements de l’arc des Rêves, Carabella collée contre son côté gauche et Shanamir pressé contre le droit. Le temps, ce matin-là s’écoulait avec une lenteur extrême. Les sujets de discussion se tarirent rapidement. Il y eut un moment de diversion quand Valentin distingua au milieu du murmure de conversations qui s’élevait des rangées de spectateurs derrière lui une voix qui prononçait cette phrase étonnante :
— … comprends pas à quoi riment tous ces vivats. Je n’ai pas la moindre confiance en lui.
Valentin tendit l’oreille. Un couple de spectateurs – des Ghayrogs, à en juger par les inflexions molles de leurs voix – étaient en train de parler du nouveau Coronal, et en termes peu flatteurs.
— … promulgue trop de décrets, si tu veux mon avis.
— Il réglemente ceci, il réglemente cela, il fourre son nez partout. On n’a pas besoin de ça !
— Il veut montrer qu’il se donne à sa tâche, répondit l’autre d’un ton conciliant.
— Pas besoin de ça ! Pas besoin de ça ! Tout allait pour le mieux sous lord Voriax, et sous lord Malibor avant lui, et on se passait fort bien de toutes ces tracasseries. Cela trahit son manque d’assurance, si tu veux mon avis.
— Tais-toi ! Ce n’est pas une manière de parler, surtout aujourd’hui.
— À mon point de vue, ce jeunot n’est pas encore totalement persuadé d’être le Coronal, alors il fait en sorte que cela n’échappe à personne, si tu veux mon avis.
— Non, je ne veux pas ton avis, répondit l’autre d’une voix où perçait l’inquiétude.
— Tiens, autre chose encore. Tous ces gardiens impériaux qui grouillent d’un seul coup. Où veut-il en venir ? Il met sur pied sa propre police à l’échelle de la planète ? Ils espionnent pour le Coronal, c’est bien ça ? Et pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’il trame ?
— S’il trame quelque chose, tu seras le premier à te retrouver derrière les barreaux. Vas-tu te taire maintenant ?
— Je ne pense pas à mal, reprit le premier Ghayrog.
— Regarde ! Je porte la bannière à la constellation comme tout le monde ! Suis-je loyal ou non ? Mais je n’aime pas la tournure que prennent les choses. C’est le droit de tout citoyen de se préoccuper de la situation du royaume, non ? Si les choses ne sont pas à notre convenance, nous devons le dire bien haut. Ainsi le veut notre tradition. Si nous tolérons maintenant de petits abus, qui sait où il en sera arrivé dans cinq ans ?
Voilà qui est intéressant, se dit Valentin. Ainsi, malgré toute cette agitation et ces acclamations frénétiques, le nouveau Coronal ne jouissait pas de l’adoration et de l’admiration universelles. Combien d’autres individus, se demanda-t-il, feignent l’enthousiasme par crainte ou par intérêt dans cette foule ?
Les Ghayrogs se turent. Valentin continua à prêter l’oreille pour surprendre d’autres conversations, mais il n’entendit plus rien d’intéressant. La matinée continuait à se traîner. Il tourna son attention vers l’arc des Rêves et l’étudia jusqu’à ce que tous les détails se fussent gravés dans sa mémoire, les images sculptées des anciennes Puissances de Majipoor, des héros d’un passé ténébreux, des généraux des premières Guerres des Métamorphes, des Coronals qui avaient été les prédécesseurs du légendaire lord Stiamot lui-même, des Pontifes des temps les plus reculés, des Dames de l’ile donnant leur gracieuse bénédiction. L’arc, lui avait dit Shanamir, était le plus ancien monument survivant sur Majipoor et le plus sacré ; vieux de neuf mille ans, il était taillé dans des blocs de marbre noir de Vêlathyntu résistant à toutes les intempéries. Celui qui passait dessous s’assurait la protection de la Dame et un mois de rêves utiles.
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