Il finit par réaliser que Sleet et Carabella avaient cessé de lancer et que lui seul continuait, comme une machine.
— Tiens ! fit Sleet en lui lançant une baie de thokka qu’il venait de cueillir.
Valentin l’attrapa entre deux lancers de balle et la tint à la main comme s’il pensait qu’on pouvait lui demander de jongler avec. Mais non, Sleet lui indiqua par gestes qu’il devait la manger. Sa récompense, son stimulant. Carabella vint poser une seconde balle dans sa main gauche et une troisième dans la droite, à côté de la balle du début.
— Tu as de grandes mains, dit-elle. Ce sera facile pour toi. Regarde-moi, et puis fais comme moi .
Elle fit aller et venir une balle entre ses deux mains, qu’elle attrapait à l’aide de trois doigts et de la balle qu’elle tenait au creux de chaque main. Valentin limita. Il était plus difficile d’attraper la balle avec une main pleine que lorsqu’elle était vide, mais pas énormément plus, et bientôt il y réussit parfaitement.
— Et c’est maintenant que commence l’art, dit Sleet.
Nous faisons un échange… comme cela.
Une balle s’envola de la main droite de Sleet en direction de la gauche en décrivant un arc à la hauteur de son visage. Pendant qu’elle était en l’air, il lui fit de la place dans sa main gauche en lançant la balle qui s’y trouvait par-dessous celle qui arrivait et en la faisant passer dans sa main droite. La manœuvre paraissait assez simple, un double lancer rapide, mais quand Valentin essaya, les balles se heurtèrent et s’éloignèrent en rebondissant. Carabella les rapporta en souriant. Il essaya de nouveau avec le même résultat, et elle lui montra comment lancer la première balle de manière à ce qu’elle redescende vers l’extérieur de sa main gauche pendant que l’autre se déplaçait à l’intérieur de cette trajectoire quand il la lançait vers la droite. Il lui fallut plusieurs tentatives pour effectuer correctement le geste, et même alors, il lui arriva plusieurs fois de manquer la réception, car ses yeux partaient dans de trop nombreuses directions à la fois. Pendant ce temps, Sleet, telle une machine, effectuait échange après échange. Carabella exerça Valentin au double lancer pendant ce qui parut à celui-ci être des heures et le fut peut-être. Dès qu’il fut capable de le réaliser à la perfection, il commença à s’ennuyer, puis il passa de l’ennui à un état d’absolue sérénité et il sut qu’il pouvait lancer les balles ainsi pendant un mois ou plus sans jamais éprouver la moindre lassitude ni jamais en laisser échapper une.
Et soudain il s’aperçut que Sleet jonglait avec les trois balles à la fois.
— Vas-y, l’encouragea Carabella, cela parait seulement impossible.
Il passa au nouvel exercice avec une aisance qui le surprit lui-même et surprit bien évidemment Sleet et Carabella aussi, car elle applaudit, et lui, sans changer de rythme, émit un grognement approbateur. Intuitivement, Valentin lança la troisième balle pendant que la seconde se déplaçait de sa main gauche à sa droite ; il la reçut et la relança, et puis il continua ; un lancer, un lancer, un lancer et une réception, un lancer et une réception, une réception, un lancer, toujours une balle sur une trajectoire ascendante, et une descendant vers la main qui l’attendait, et la troisième attendant d’être lancée à son tour. Il réussit trois, quatre, cinq échanges avant de réaliser la difficulté de ce qu’il était en train de faire et de perdre le synchronisme de ses gestes, et les trois balles allèrent s’éparpiller dans la cour après s’être heurtées.
— Tu as un don, murmura Sleet. Tu as indiscutablement un don.
Valentin était gêné d’avoir laissé les balles se heurter, mais le fait de les avoir laissées s’échapper semblait loin d’être aussi important que le fait d’avoir réussi à jongler avec les trois balles à sa première tentative. Il alla les ramasser et recommença. Sleet lui faisait face et continuait la série de lancers qu’il n’avait jamais interrompue. Copiant la posture et le synchronisme des gestes de Sleet, Valentin commença à lancer, laissa tomber deux balles au premier essai, s’empourpra, marmonna une excuse, recommença et, cette fois, ne s’arrêta pas. Cinq, six, sept échanges, dix, puis il perdit le compte, car il n’avait plus l’impression qu’il s’agissait d’échanges, mais d’un processus ininterrompu, perpétuel et infini. Sans qu’il sache comment, le champ de sa conscience s’était fractionné, une partie se chargeant d’effectuer des réceptions et des lancers précis et sûrs, et l’autre jouant le rôle d’un moniteur contrôlant les balles qui volaient et descendaient, effectuant de rapides calculs de vitesse, d’angle de chute et de pesanteur. La partie chargée du contrôle transmettait instantanément et en permanence ces données à la partie qui réglait les lancers et les réceptions. Le temps semblait fragmenté en une infinité de brèves impulsions, et pourtant, paradoxalement, il n’avait pas la sensation d’une succession. Les trois balles semblaient garder une position fixe, l’une perpétuellement en l’air et une dans chaque main, et le fait qu’à chaque instant une balle différente occupait une de ces positions était sans importance. Chacune faisait partie d’un tout. Le temps était éternel. Il ne bougeait pas, il ne lançait pas, il ne recevait pas ; il observait seulement la rotation des balles, et cette rotation était figée en dehors du temps et de l’espace. Maintenant Valentin comprenait le mystère de cet art. Il venait de pénétrer dans l’infini. En faisant éclater sa conscience, il l’avait unifiée. Il s’était transporté jusqu’à la nature profonde du mouvement et il avait appris que le mouvement n’était qu’une illusion et la succession une erreur des sens. Ses mains fonctionnaient dans le présent, ses yeux balayaient le futur, et pourtant seul existait l’instant présent.
Et pendant que son âme s’élevait au plus haut point d’exaltation, Valentin perçut, grâce à un infime signal de sa conscience qui, à tous autres égards, avait atteint la transcendance, qu’il n’était plus enraciné à sa place mais qu’il avait commencé à avancer, comme magiquement attiré par les balles qui continuaient leur rotation en s’écartant insidieusement de lui. Elles reculaient à travers la cour à chaque série de lancers – et de nouveau il les percevait comme des séries et non plus comme une rotation ininterrompue – et il lui fallait maintenant avancer de plus en plus vite pour suivre l’allure. Il courait presque, trébuchant et titubant autour de la cour pendant que Carabella et Sleet se bousculaient pour l’éviter, et finalement les balles se trouvèrent totalement hors de sa portée malgré un ultime plongeon désespéré. Elles s’éloignèrent en rebondissant dans trois directions.
Valentin s’agenouilla, haletant. Il entendit le rire de ses instructeurs et se mit à rire avec eux.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il enfin. Tout se passait si bien… et puis… et puis…
— Les petites erreurs s’accumulent, lui dit Carabella. Tu es transporté d’émerveillement par tout cela, tu lances une balle légèrement en dehors de l’axe et cela t’oblige à avancer la main pour la recevoir, et ce geste te fait effectuer le lancer suivant en dehors de l’axe à son tour, et le suivant, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout commence à s’éloigner, et tu cours après, mais la poursuite est vouée à l’échec. Cela arrive à tout le monde au début. Il ne faut pas y attacher d’importance.
— Ramasse tes balles, dit Sleet. Dans quatre jours tu jongles devant le Coronal.
Il s’exerça pendant des heures, se limitant à trois balles, mais répétant l’exercice jusqu’à ce qu’il eût pénétré l’infini une douzaine de fois, passant de l’ennui à l’extase et de l’extase à l’ennui si souvent que l’ennui lui-même devint extase. Ses vêtements étaient trempés de sueur et collaient à sa peau comme des serviettes chaudes et humides. Même quand commença une de ces brèves et légères ondées fréquentes à Pidruid, il continua à lancer les balles. L’averse se termina et fit place à une étrange lumière crépusculaire émanant du soleil couchant masqué par une légère brume. Et Valentin jonglait toujours. Une folle énergie le possédait. Il était vaguement conscient de voir des formes se déplacer dans la cour, Sleet, Carabella, les différents Skandars, Shanamir, des étrangers, qui allaient et venaient, mais il ne leur prêtait pas la moindre attention. Lui, qui avait été comme un récipient vide dans lequel on avait versé cet art, ce mystère, n’osait s’arrêter, de crainte de tout perdre et de se retrouver vide et creux comme avant.
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