Zalzan Kavol resta silencieux pendant quelques instants, comme s’il effectuait un calcul, puis un grognement à peine audible s’éleva des profondeurs de sa masse hirsute. Enfin, il demanda :
— Cela t’intéresserait de te joindre à nous, garçon ?
— Si cela m’intéresserait ? Moi ?
— C’est bien ce que je craignais, dit le Skandar d’un ton morose. Alors, l’affaire est faite. Nous vous engageons à treize couronnes par semaine pour tous les deux, plus le vivre et le couvert. D’accord ?
— D’accord, dit Valentin.
— D’accord ! s’écria Shanamir.
Zalzan Kavol vida d’un trait le reste du vin de feu.
— Sleet, Carabella, ordonna-t-il, emmenez cet étranger dans la cour et commencez à faire de lui un jongleur. Toi, garçon, tu viens avec moi. Je veux que tu jettes un coup d’œil à nos montures.
Ils sortirent. Carabella fila à toutes jambes dans le dortoir pour aller chercher du matériel. Valentin prit plaisir à regarder les mouvements gracieux de sa course, imaginant le jeu des muscles souples sous ses vêtements. Sleet cueillait des baies bleu et blanc sur l’une des grandes plantes grimpantes de la cour et les lançait dans sa bouche.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Valentin.
— Des thokkas, répondit Sleet en lui en lançant une. À Narabal, où je suis né, un thokka qui commence à pousser le matin atteint la hauteur d’une maison dans l’après-midi. Bien entendu, le sol est d’une grande richesse à Narabal, et la pluie tombe tous les matins à l’aube. Une autre ?
— S’il te plaît.
D’un coup sec et précis du poignet, Sleet lui envoya une baie. Le geste était dépourvu d’ampleur, mais efficace. Sleet était un homme d’une grande retenue, léger comme une plume, sans un gramme de chair superflue, aux gestes précis et à la voix sèche et posée.
— Mâche bien les graines, conseilla-t-il à Valentin, elles favorisent la virilité.
Il émit un petit rire.
Carabella revint, portant un grand nombre de balles de couleur en caoutchouc avec lesquelles elle jonglait rapidement en traversant la cour. Lorsqu’elle arriva à la hauteur de Valentin et de Sleet, elle lança sans s’interrompre une des balles à Valentin et trois à Sleet. Elle en garda trois pour elle.
— Pas de couteaux ? demanda Valentin.
— C’est du tape-à-l’œil, répondit Sleet. Aujourd’hui, nous étudions les principes fondamentaux. Nous étudions la philosophie de notre art. Les couteaux risqueraient de nous distraire.
— La philosophie ?
— T’imagines-tu que la jonglerie n’est qu’une suite de tours, demanda le petit homme d’un air offensé, une distraction pour les badauds, un moyen de ramasser quelques couronnes dans un carnaval de province ? C’est tout cela, c’est vrai, mais c’est avant tout un art de vivre, ami, un credo, une forme de culte.
— Et un genre de poésie, dit Carabella.
— Oui, cela aussi, fit Sleet avec un hochement de tête approbateur. Et une mathématique. Elle nous enseigne le calme, le contrôle de soi, l’équilibre, le sens de la position des choses et la structure profonde du mouvement. Une harmonie silencieuse s’y attache. Mais par-dessus tout, il y a une discipline. Ai-je l’air prétentieux en disant cela ?
— C’est bien son intention, d’être prétentieux, intervint Carabella, une lueur malicieuse dans l’œil. Mais tout ce qu’il dit est vrai. Es-tu prêt à commencer ?
Valentin hocha la tête.
— Essaie de trouver le calme intérieur, dit Sleet. Purifie ton esprit de toute pensée et de tout calcul inutile. Transporte-toi au centre de ton être et n’en bouge plus.
Valentin posa les pieds bien à plat sur le sol, prit trois longues inspirations, décontracta les épaules de manière à ne plus sentir le poids de ses bras ballants et attendit.
— Je pense, dit Carabella, que cet homme vit la plupart du temps au centre de son être. Ou bien qu’il n’ai pas de centre et ne peut donc jamais en être très éloigné.
— Es-tu prêt ? demanda Sleet.
— Prêt.
— Nous allons t’enseigner les principes fondamentaux, l’un après l’autre. Jongler, c’est effectuer en succession rapide une suite de petits mouvements discrets qui donnent l’apparence de la continuité et de la simultanéité. La simultanéité est une illusion, ami, quand on jongle et même quand on ne jongle pas. Tous les événements se produisent l’un après l’autre.
Sleet avait un sourire sans chaleur. Il semblait parler d’un lieu situé à des milliers de kilomètres.
— Ferme les yeux, Valentin. L’orientation dans le temps et dans l’espace est essentielle. Pense à l’endroit où tu es et où tu te situes par rapport au monde.
Valentin se représenta Majipoor, cette sphère imposante suspendue dans l’espace, dont la moitié ou plus était couverte par la Grande Mer. Il se vit lui-même, planté à la pointe de Zimroel, avec la mer dans son dos et tout un continent qui se déroulait devant lui. Il vit la Mer Intérieure avec l’Île du Sommeil et, au-delà, Alhanroel dont la partie méridionale s’élevait jusqu’à l’énorme protubérance bombée du Mont du Château. Au-dessus, le soleil, jaune légèrement teinté de vert bronze, qui dardait ses rayons de feu sur la poussière de Suvrael et sur les tropiques, et réchauffait le reste de la planète, et les satellites de Majipoor quelque part dans le lointain, et les étoiles encore plus loin, et les autres mondes, les mondes d’où venaient les Skandars, les Hjorts, les Lii et tous les autres, et même le monde dont sa propre race était issue, la Vieille Terre d’où ils avaient émigré quatorze mille ans auparavant, un minuscule monde bleu, ridiculement petit lorsqu’on le comparait à Majipoor, très loin, à demi oublié dans une autre partie de l’univers. Et sa pensée revint en sens inverse depuis les étoiles jusqu’à ce monde, ce continent, cette ville, cette auberge, cette cour, ce petit coin de sol humide dans lequel s’enfonçaient ses bottes, et il dit à Sleet qu’il était prêt.
Sleet et Carabella, les bras tombant droit, les coudes collés au corps, levèrent les avant-bras à l’horizontale, les mains ouvertes et les phalanges à demi repliées, une balle dans la main droite. Valentin les imita.
— Imagine qu’un plateau rempli de pierres précieuses repose sur ta main, dit Sleet. Si tu bouges les épaules ou les coudes, si tu hausses ou baisses les mains, les pierres précieuses vont se renverser. Tu vois ? Le secret de la jonglerie est de remuer aussi peu que possible. Ce sont les objets qui bougent ; toi, tu les contrôles, tu restes immobile.
La balle que tenait Sleet se déplaça soudain de sa main droite à sa main gauche, bien que son corps n’ait pas esquissé le moindre mouvement. Il en fut de même de la balle de Carabella. Valentin, les imitant, lança sa balle d’une main à l’autre, mais il eut conscience d’avoir produit un effort et d’avoir remué.
— Tu te sers trop du poignet et beaucoup trop du coude, lui dit Carabella. Laisse ta main s’ouvrir d’un seul coup. Laisse les doigts s’écarter. Tu relâches un oiseau pris au piège… comme ça ! La main s’ouvre et l’oiseau prend son envol.
— Pas de travail du poignet ? demanda Valentin.
— Très peu, et tu fais en sorte de le cacher. La poussée vient de la paume de la main. Comme ça.
Valentin essaya. Monter l’avant-bras aussi peu que possible, donner un petit coup de poignet très sec, l’impulsion venait du centre de sa main et du centre de son être. La balle vola jusqu’à sa main gauche.
— Bien, fit Sleet. Encore.
Encore. Encore. Encore. Pendant une quinzaine de minutes, ils firent tous les trois sauter des balles d’une main dans l’autre. Sleet et Carabella lui firent lancer la balle de manière à ce qu’elle décrive un arc toujours semblable devant son visage, les deux mains de niveau, sans l’autoriser à lever la main ou à écarter le bras à la réception de la balle. Les mains attendaient, les balles se déplaçaient. Au bout d’un certain temps, il le fit automatiquement. Shanamir sortit des écuries et observa l’air ébahi. L’incessante répétition du même geste. Puis il s’éloigna. Valentin ne s’arrêta pas. Ce lancer répétitif d’une seule balle ne donnait pas à Valentin l’impression d’être vraiment en train de jongler, mais c’était l’épreuve du moment et il s’y appliquait tout entier.
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