Parmi les soixante-dix marins, certains étaient fort jeunes, comme Ged, mais tous cependant avaient accompli leur Passage dans l’âge adulte. Ils l’appelèrent pour qu’il partage avec eux boisson et nourriture, et se montrèrent amicaux bien que brutaux, amateurs de quolibets et de jeux de mots. Ils le surnommaient Chevrier, bien sûr, puisqu’il venait de Gont, mais n’allèrent pas plus loin. Il était aussi grand et aussi fort que ceux qui avaient quinze ans, et prompt à renvoyer calembours comme sarcasmes ; aussi se fit-il sa place parmi eux. Ce n’était que la première nuit, et voici qu’il commençait déjà à vivre comme eux, à apprendre leur travail. Les officiers du navire s’en félicitèrent, car il n’y avait à bord point de place pour les oisifs.
Il y avait déjà bien peu de place pour l’équipage, et la galère dépourvue de pont, encombrée d’hommes, de matériel et de vivres, n’offrait aucun confort ; mais qu’importait à Ged le confort ? Cette nuit-là, il coucha au milieu des balles de peaux en provenance des îles nordiques, contempla les étoiles du printemps au-dessus des eaux du port, les fragiles lueurs jaunes de la Cité à la poupe, puis il s’endormit et se réveilla empli de joie. Le changement de marée eut lieu avant l’aube. Ils hissèrent l’ancre et glissèrent entre les Falaises Fortifiées en ramant doucement. Tandis que le soleil rougissait déjà derrière eux la Montagne de Gont, ils déployèrent la voile haute et mirent le cap au sud-ouest sur les flots de la Mer Gontoise.
Entre Barnisk et Torheven, ils naviguèrent avec un vent léger et aperçurent bientôt Havnor la Grande Ile, cœur et foyer de l’Archipel. Trois jours durant, ils virent les vertes collines d’Havnor en longeant la côte orientale, sans gagner le rivage. Ged devrait encore attendre des années avant de poser le pied sur cette terre ou voir les blanches tours du Grand Port d’Havnor au centre du monde.
Ils passèrent une nuit à Kambrebourg, le port septentrional de l’île de Wey, et la suivante dans une petite ville à l’entrée de la baie de Felkwey ; le lendemain enfin ils doublèrent le cap nord d’O et pénétrèrent dans le détroit d’Ebavnor. Là, ils amenèrent la voile et mirent à la rame ; ils avaient des deux côtés la terre, et se trouvaient toujours à portée de voix d’autres navires, petits et grands, marchands ou transporteurs et dont certains revenaient des Lointains avec d’étranges cargaisons après un voyage de plusieurs années, tandis que d’autres sautaient d’île en île comme des étourneaux sans quitter la Mer du Centre. Mettant ensuite le cap au sud pour sortir du détroit encombré, ils laissèrent Havnor dans leur sillage et s’engagèrent entre les deux belles îles d’Ilien et d’Ark que dominaient des villes en surplomb, puis, à travers pluies et vents, ils pénétrèrent dans la Mer du Centre en direction de l’île de Roke.
Au cours de la nuit, comme le vent fraîchissait en tempête, ils amenèrent les voiles et ramèrent durant toute la journée du lendemain. Le long navire se tenait bien et avançait vaillamment sur les flots, mais à la poupe le timonier qui manœuvrait l’immense barre franche regardait la pluie qui martelait la mer et ne distinguait rien d’autre. Ils maintenaient le cap au sud-ouest grâce à la boussole, sachant donc où ils allaient mais ignorant quelles eaux ils franchissaient. Ged entendait les hommes parler des hauts fonds au nord de Roke, et des Roches Borilles à l’est ; d’autres affirmaient qu’ils étaient peut-être à présent sortis de leur route, que le vaisseau naviguait peut-être dans les eaux vides au sud de Kamery. Mais le vent continuait à forcir, déchirant la frange des énormes vagues en lambeaux d’écume qui s’éparpillaient, et les hommes ne cessaient de ramer, cap au sud-ouest et vent en poupe. Les tours de rames furent multipliés, car la tâche était dure ; on assigna les jeunes aux rames par deux, et Ged fit son travail comme les autres, ainsi qu’il l’avait fait depuis son départ de Gont. Lorsqu’ils ne ramaient pas, ils écopaient, car les vagues balayaient abondamment le navire. Ils peinaient ainsi au milieu des vagues qui couraient comme des montagnes fumantes sous le vent, tandis que la pluie frappait et gelait leur dos et qu’au milieu du fracas de la tempête les coups de tambour grondaient comme des battements de cœur.
Un homme vint prendre la place de Ged à la rame et l’expédia auprès du capitaine, au bossoir. La cape de celui-ci dégoulinait de pluie, mais il se tenait sur sa pièce de bois aussi solidement qu’une barrique de vin ; il abaissa les yeux vers Ged pour lui demander : « Peux-tu abattre ce vent, garçon ? »
— « Non, maître. »
— « Sais-tu manier l’acier ? »
Il voulait savoir par là si Ged était capable de faire en sorte que l’aiguille du compas indique le chemin de Roke, que l’aimant cesse de suivre le nord pour se plier à leurs besoins. Cet art appartient aux secrets des Maîtres Marins, et Ged dut répondre non une fois de plus.
— « Eh bien, dans ce cas », mugit le capitaine au milieu du vent et de la pluie, « il te faudra trouver à Horteville un bateau qui te ramène à Roke. Roke doit se trouver à l’ouest de nous, maintenant, et seule la magie pourrait nous y mener avec cette mer. Il faut que nous gardions le cap au sud ».
Voilà qui ne plaisait pas à Ged car il avait entendu les marins parler d’Horteville, ce lieu sans loi qui abritait d’immondes trafics, où l’on enlevait souvent des hommes pour les vendre comme esclaves au Lointain Sud. Il revint à sa place et se mit à ramer avec son compagnon, un solide gars des Andrades. Il entendait le tambour battre la cadence, voyait la lanterne de poupe ballotée par le vent et réduite à un point lumineux pris dans la tourmente, alors que la pluie lacérait le crépuscule. Il tendait son regard vers l’ouest aussi souvent que lui permettait le lourd rythme de la rame. Et alors que le navire s’élevait sur la crête d’une vague, il entrevit un court instant une lueur entre les nuages, au-dessus de l’eau noire et fumante ; c’eût pu être un rayon tardif du soleil couchant, mais cette lueur était vive, elle n’avait rien d’un rougeoiement.
Bien que son compagnon de rame n’eût rien aperçu, Ged clama sa découverte. Le timonier parvint à distinguer cette lueur à la faveur des vagues immenses, mais il cria à Ged que ce n’était que le couchant. Alors Ged demanda à l’un des marins qui écopaient de prendre une minute sa place sur le banc, puis il se fraya un chemin dans la travée centrale encombrée et, parvenu à la figure de proue, à laquelle il s’agrippa pour ne pas passer par-dessus bord, il hurla au capitaine : « Maître ! cette lumière à l’ouest, c’est l’île de Roke ! »
— « Je n’ai pas vu de lumière », mugit en réponse le capitaine ; mais, tandis qu’il parlait, Ged, bras tendu, pointa le doigt, et chacun put clairement apercevoir à l’ouest la lumière en question, au-dessus des vapeurs tumultueuses de l’océan.
Non pour exaucer le souhait de son passager, mais pour sauver son navire du péril de la tempête, le capitaine ordonna au timonier de mettre le cap à l’ouest, droit sur la lumière. Cependant il déclara à Ged : « Mon garçon, tu parles comme un Maître des Mers, mais je t’assure que si tu nous fais faire fausse route par ce temps, je te jetterai par-dessus bord et tu iras à Roke à la nage ! »
Désormais, au lieu d’être poursuivis par la tempête, il leur fallait ramer avec un vent de travers, et la tâche était malaisée ; les vagues qui frappaient le flanc du vaisseau le poussaient continuellement au sud de sa nouvelle route, le secouaient et le remplissaient d’eau. Il fallait écoper sans cesse, et les rameurs devaient prendre garde car le roulis du navire risquait de sortir les rames de l’eau, renversant les hommes parmi les bancs. Il faisait presque nuit sous les nuages menaçants, mais de temps à autre les marins discernaient la lumière à l’ouest, ce qui leur permettait de maintenir grossièrement le cap. Puis le vent finit par mollir un peu, et la lumière s’élargit devant eux. Ils continuèrent de ramer, et soudain on eût dit qu’ils avaient franchi un rideau ; en l’espace d’un coup de rames ils émergèrent de la tourmente et pénétrèrent dans une poche de quiétude où la clarté crépusculaire faisait luire le ciel comme la mer. Au-dessus des vagues couronnées d’écume, ils aperçurent un mont vert très haut mais peu éloigné, au pied duquel se trouvait une ville bâtie dans une petite baie où une flottille de bateaux dormait paisiblement à l’ancre.
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