Une fois déposé le dîner de son père, il repartit. Miller s’assit près du râteau. « Z’avez déjà mangé ?
— Je vais chercher du bois et faire du feu pour la nuit, dit Mot-pour-mot. Pendant qu’il reste un peu de lumière. Mangez, vous.
— ’tention aux serpents. La plupart, ils sont déjà calfeutrés pour l’hiver, mais on n’sait jamais. »
Mot-pour-mot fit attention aux serpents, mais il n’en vit pas la queue d’un. Et bientôt, ils disposaient d’un bon feu, flambant autour d’une grosse bûche qui brûlerait toute la nuit.
Ils s’étendirent sur place, à la lueur des flammes, enveloppés dans leurs couvertures. Mot-pour-mot se dit que Miller aurait pu trouver un terrain plus confortable à quelques pas de la carrière. Mais apparemment, il jugeait plus important de garder la meule bien en vue.
Mot-pour-mot se mit à parler. D’une voix douce, mais sans s’attendrir, il reconnut que ce devait être dur pour des pères de voir grandir leurs fils, dans lesquels ils ont placé tous leurs espoirs sans jamais savoir à quel moment la mort viendrait les leur ravir. Le sujet était bien choisi, car ce fut bientôt Alvin Miller qui prit la conversation à son compte. Il raconta la mort de son aîné, Vigor, dans la rivière Hatrack, quelques minutes à peine après la naissance d’Alvin junior. À partir de là, il passa aux multiples occasions où son fils avait manqué mourir.
« Toujours l’eau, finit-il par trancher. Personne veut m’croire, mais c’est comme ça. Toujours l’eau.
— La question qui se pose, fit Mot-pour-mot, c’est : est-ce que l’eau est maléfique et qu’elle essaye de tuer un garçon bienfaisant ? Ou bien est-elle bienfaisante en essayant de tuer un pouvoir maléfique ? »
C’était le genre de question capable d’en mettre plus d’un en colère, mais Mot-pour-mot avait renoncé à tenter de prévoir les sautes d’humeur de Miller. Cette fois-ci, il ne se passa rien. « J’me l’suis demandé moi aussi, fit-il. J’l’ai observé d’près, Mot-pour-mot. ’videmment, il a un talent pour s’faire aimer des genses. Même de ses sœurs. Il leur mène la vie dure depuis qu’il a l’âge de cracher dans leur assiette. Pourtant y en a pas une qui trouve pas moyen d’lui faire plaisir, et pas seulement à Noël. Elles vont y coudre ses chaussettes pour qu’il arrive plus à les enfiler, lui barbouiller d’la suie sus l’siège des cabinets ou mettre des aiguilles plein sa chemise de nuit, mais elles s’raient prêtes aussi à mourir pour lui.
— Je me suis rendu compte, dit Mot-pour-mot, que certaines personnes ont un talent pour se faire aimer sans l’avoir mérité.
— J’craignais ça, aussi, dit Miller. Mais le p’tit sait pas qu’il a c’talent-là. Il s’en sert pas pour amener les genses à faire ce qu’il veut. Il m’laisse le punir quand il a fait une bêtise. Et il pourrait m’en empêcher, s’il voulait.
— Comment ça ?
— Parce qu’il sait qu’des fois, quand je l’regarde, je r’vois mon garçon Vigor, mon aîné, et alors j’peux pas lui faire du mal, même du mal qu’est pour son bien. »
Peut-être cette raison était-elle en partie exacte, pensa Mot-pour-mot. Mais ce n’était certainement pas toute la vérité.
Un peu plus tard, après que Mot-pour-mot eut tisonné le feu pour s’assurer que la bûche prenait bien, Miller raconta l’histoire pour laquelle le vieil homme était venu.
« J’ai une histoire, dit-il, qu’aurait sa place dans vot’ livre.
— Dites toujours, fit Mot-pour-mot.
— Mais elle m’est pas arrivée à moi.
— Il faut que ce soit quelque chose que vous avez vu de vos yeux. Les histoires les plus folles que j’entends sont celles qui arrivent à l’ami d’un ami.
— Oh, pour ça, j’l’ai vu arriver. Ça remonte à des années, asteure, et j’en ai des fois causé avec le bonhomme. C’est un d’ces Suédois, en aval ; parle bien l’anglais, pareil tout comme moi. On lui a donné la main à construire sa cabane et sa grange quand il a débarqué dans l’pays, l’année après nous. Et j’suivais un peu c’qu’il faisait, déjà à l’époque. Comprenez, il a un garçon, un p’tit Suédois blondinet, vous voyez d’icitte.
— Les cheveux presque blancs ?
— Comme la gelée au p’tit matin au soleil, de ce blanc-là, et qui brillent.
— Je vois parfaitement, dit Mot-pour-mot.
— Et ce p’tit gars, son papa l’aimait. Plusse que sa vie. Vous connaissez cette histoire dans la Bible… un papa qu’a donné à son fils une tunique de toutes les couleurs ?
— J’en ai entendu parler.
— Il aimait son gars comme ça. Mais un jour, j’les vois tous les deux marcher au bord d’la rivière, et l’père, tout d’un coup, il fait un faux pas, on aurait dit, il cogne dans son fils et envoie le gamin bouler dans la Wobbish. Heureusement, il s’est trouvé que le p’tit s’est raccroché à une souche, alors son père et moi, on l’a aidé à sortir de d’là, mais ça faisait peur de voir que l’père aurait pu tuer son propre enfant chéri. Il l’aurait pas fait exprès, remarquez, mais l’gamin, il en s’rait pas moins mort ou le père moins fautif.
— J’imagine que pour le père, il y aurait de quoi ne jamais s’en remettre.
— Eh ben, oui, évidemment. Mais pas longtemps après ça, j’l’ai revu plusieurs fois. Un coup, il fendait du bois… il a balancé sa hache n’importe comment, et si son fils, il avait pas glissé et tombé par terre dans la même seconde, la hache y aurait fendu le crâne, et j’ai jamais vu personne survivre à une blessure pareille.
— Moi non plus.
— Et j’ai essayé d’imaginer c’qui arrivait. C’qui devait s’passer dans la tête du père. Alors j’suis allé l’trouver un jour et j’y ai dit ; “Nels, faudrait qu’tu soyes plus prudent avec ce drôle. Tu vas finir par lui faire sauter la tête un d’ces quatre matins, si tu continues d’gigoter ta hache à boulevue”.
« Et Nels, il m’répond : “M’sieur Miller, c’était pas un accident.” Eh ben ça ! un rot de nourrisson aurait suffit à m’faire tomber à la renverse. Ça veut dire quoi ; pas un accident ? Et il m’dit : “Vous savez pas comme c’est terrible. J’crois bien qu’une sorcière m’a envoûté, ou que j’suis possédé du démon, mais j’suis là, à travailler, à m’répéter combien j’aime le p’tit, et d’un coup il m’prend l’envie d’le tuer. Ç’a commencé la première fois quand il était tout bébé, j’étais d’bout en haut de l’escalier, je l’tenais dans mes bras, et y avait comme une voix dans ma tête qui m’disait : “Jette-le”, et j’voulais l’faire. Pourtant j’savais aussi qu’ça serait la pire abomination au monde. J’étais avide de m’en débarrasser, comme un gamin quand il veut écraser une bestiole avec un caillou. J’voulais vraiment voir sa tête s’écrabouiller par terre.
« “Alors, j’ai lutté contre celte envie, je l’ai ravalée et j’ai serré le p’tit si fort que j’ai failli l’étouffer. Finalement, je l’ai ramené dans son berceau et j’ai su qu’à partir d’maintenant j’monterais plus l’escalier avec lui.
« “Mais j’pouvais pas, comme ça, arrêter de m’occuper de lui, pas vrai ? C’était mon fils et il grandissait si bien, il devenait si intelligent et si beau qu’il fallait qu’je l’aime. Quand j’restais pas auprès, il pleurait parce que son papa jouait pas avec lui. Mais si j’restais, alors les envies m’reprenaient, à tout bout de champ. Pas tous les jours, mais souvent, des fois si vite que j’avais même pas l’temps d’savoir c’que j’faisais. Comme le jour où j’l’ai poussé dans la rivière, j’ai juste fait un faux pas qui m’a déséquilibré, mais je savais, à l’instant même où j’ai avancé le pied, que j’allais trébucher, que j’allais perdre l’équilibre et l’pousser ; je l’savais, mais j’avais pas l’temps de m’en empêcher. Et un jour, ça je sais, j’pourrai pas m’en empêcher, j’aurai pas l’intention de l’faire, mais un jour que le p’tit m’passera à portée de main, je l’tuerai…” »
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