Les habitants de Vigor Church en discutaient sans arrêt, mais Mot-pour-mot savait que Miller ne prenait pas les événements aussi sérieusement qu’il aurait dû. Il tenait les Rouges pour des pitres et des rustres uniquement préoccupés de s’imbiber de tout le whisky qui leur tombait sous la main. Mot-pour-mot avait déjà rencontré ce genre d’attitude, mais uniquement en Nouvelle-Angleterre. Les Yankees ne semblaient pas comprendre que les Rouges de Nouvelle-Angleterre dotés d’un brin de jugeote avaient depuis longtemps gagné l’état d’Irrakwa. Ça leur ouvrirait certainement les yeux, aux Yankees, de savoir qu’en Irrakwa les Rouges travaillaient d’arrache-pied avec des machines à vapeur en provenance directe d’Angleterre, et que du côté des Finger Lakes un Blanc du nom d’Éli Whitney les aidait à construire une usine qui produirait des fusils à une cadence vingt fois supérieure aux meilleures manufactures actuelles. Un de ces jours, les Yankees allaient se réveiller et découvrir que les Rouges ne pensaient pas tous qu’à l’alcool ; certains Blancs allaient alors devoir en mettre un sacré coup pour rattraper le retard.
Mais en attendant, Miller ne prenait pas les rumeurs de guerre très au sérieux. « Tout l’monde sait qu’y a des Rouges dans les bois. On peut pas les empêcher d’rôdailler, mais j’ai pas un seul poulet qui m’manque, alors le problème s’pose pas encore. Encore un peu ? » demanda-t-il en poussant la planchette de lard à travers la table en direction de Mot-pour-mot.
— Je n’ai pas l’habitude de tant manger le matin. Depuis que je suis chez vous, j’ai davantage à chaque repas que je ne mangeais en une journée entière.
— Faut vous remplumer », dit Fidelity. Elle déposa d’autorité devant lui deux petits pains chauds tartinés de miel.
« Je suis incapable d’avaler une bouchée de plus », protesta Mot-pour-mot.
Les pains furent escamotés de son assiette. « J’les ai, fit Alvin junior.
— Passe pas tes mains sus la table comme ça, dit Miller. Et tu vas pas les manger, ces deux pains. »
Alvin junior prouva le contraire à son père à une vitesse alarmante. Puis ils lavèrent le miel de leurs mains, enfilèrent leurs gants et sortirent pour se diriger vers le chariot. Les premières lueurs de l’aube pointaient à l’est quand David et Placide, qui habitaient plus près de la ville, montèrent la colline à cheval pour les rejoindre. Al junior grimpa à l’arrière du chariot, parmi tous les outils, cordes, tentes et vivres : ils ne reviendraient pas avant quelques jours.
« Alors… on attend Mesure et les jumeaux ? » demanda Mot-pour-mot.
Miller sauta sur le siège du chariot. « Mesure est parti d’vant abattre des arbres pour l’traîneau. Économe et Fortuné restent icitte, ils vont faire des rondes, passer d’maison en maison. » Il eut un grand sourire. « On peut pas laisser les femmes sans protection, avec tout c’qui s’raconte sur ces sauvages de Rouges qui rôdent dans les parages, pas vrai ? »
Mot-pour-mot lui rendit son sourire. Ça faisait plaisir de constater que Miller n’était pas aussi indifférent qu’il en donnait l’air.
Il y avait un bon bout de chemin pour parvenir à la carrière. En cours de route, ils passèrent auprès des débris d’un chariot avec une meule cassée au beau milieu. « Not’ premier essai, dit Miller. Mais y a un essieu qui s’est desséché et qui s’est bloqué quand on a descendu c’te colline où la pente est raide, et tout l’chariot s’est effondré sous l’poids d’la pierre. »
Ils arrivèrent près d’un cours d’eau assez large et Miller raconta comment ils avaient tenté de ramener deux meules sur un radeau : les deux fois, le radeau avait coulé en un rien de temps. « On a pas eu d’chance », ajouta-t-il, mais à l’expression de son visage, il semblait attribuer ces revers à la malveillance, comme si l’on avait délibérément cherché à faire échouer ses entreprises.
« C’est pour ça qu’on va se servir d’un traîneau et d’rouleaux c’te fois, dit Al junior en se penchant par-dessus le dossier du siège. Rien pourra tomber, rien pourra s’casser, et pis même, c’est qu’des rondins et c’est pas ça qui manque s’il faut les remplacer.
— Tant qu’il pleut pas, dit Miller. Ou qu’il s’met pas à neiger.
— Le ciel paraît dégagé, fit observer Mot-pour-mot.
— Le ciel est un menteux. Dès que j’veux faire quelque chose, l’eau s’en vient toujours m’en empêcher. »
Le soleil était haut dans le ciel mais encore loin du midi quand ils atteignirent la carrière. Évidemment, le retour serait beaucoup plus long. Mesure avait déjà abattu six jeunes arbres solides et une vingtaine de petits. David et Placide se mirent sans attendre à l’ouvrage, élaguant les branches, éliminant les aspérités pour leur donner une forme aussi cylindrique que possible. À la surprise de Mot-pour-mot, ce fut Al junior qui prit le sac d’outils pour la taille des pierres et monta parmi les rochers.
« Où tu vas ? demanda Mot-pour-mot.
— Oh, faut que j’trouve un bon coin pour tailler.
— Il a l’coup d’œil pour la pierre », ajouta Miller. Mais il ne disait pas tout ce qu’il savait.
« Et quand tu auras trouvé la pierre, qu’est-ce que tu feras ? demanda Mot-pour-mot.
— Ben, j’la taillerai, tiens. » Alvin grimpait nonchalamment le sentier, avec toute l’arrogance du jeune garçon qui sait qu’il va faire un travail d’homme.
« Il a aussi le coup d’main pour la pierre, dit Miller.
— Il n’a que dix ans, remarqua Mot-pour-mot.
— C’est lui qu’a taillé la première meule quand il en avait six.
— Vous voulez dire qu’il a un talent ?
— Moi, j’dis rien du tout.
— Dites-moi quand même une chose, Al Miller : est-ce que par hasard vous ne seriez pas un septième fils ?
— Pourquoi qu’vous demandez ça ?
— Ceux qui sont au fait de ces questions racontent que le septième fils d’un septième fils naît avec la connaissance de l’aspect qu’ont les choses sous leur surface. C’est pour cette raison qu’ils font de si bons sourciers.
— On raconte ça ? »
Mesure s’avança et se planta devant son père, les mains sur les hanches, l’air visiblement exaspéré.
« P’pa, quel mal ça fait d’lui dire ? Tout l’monde est au courant dans l’pays.
— P’t-être qu’à mon avis Mot-pour-mot en sait déjà plus que je l’voudrais.
— C’est pas très aimable, p’pa, de dire ça à un homme qu’a prouvé qu’il était un ami.
— Il n’est pas obligé de me dire ce qu’il n’a pas envie que je sache, fit Mot-pour-mot.
— Alors moi, j’vais vous l’dire, reprit Mesure. P’pa est un septième fils, voilà.
— Et Al junior aussi, ajouta Mot-pour-mot. J’ai raison ? Vous n’en avez jamais parlé mais, à mon avis, quand un garçon reçoit le prénom de son père sans être l’aîné, il ne peut s’agir que d’un septième fils.
— Not’ frère aîné, Vigor, il est mort dans la Hatrack quelques minutes seulement après la naissance d’Al junior, dit Mesure.
— La Hatrack…
— Vous êtes déjà allé dans ce coin-là ?
— Je suis allé partout. Mais pour je ne sais quelle raison, le nom de cette rivière me fait penser que j’aurais dû m’en souvenir plus tôt, et je ne vois pas pourquoi. Septième fils d’un septième fils. Est-ce qu’il extrait la meule du rocher grâce à un charme ?
— On l’dirait pas de cette façon-là, fit Mesure.
— Il taille, dit Miller. Comme n’importe quel tailleux d’pierre.
— C’est un grand garçon, mais encore un enfant quand même, dit Mot-pour-mot.
— Alors disons, fit Mesure, que quand c’est lui qui taille la pierre, l’travail est mieux fini que quand c’est moi.
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