— Gialaurys est allé d’Alaisor à Sisivondal avec le corps, et se met en route pour le Mont, dit Prestimion, les yeux fixés sur la dépêche qui venait de lui être remise. Nous devrons donc également nous mettre nous-mêmes en route pour le Château dans un jour ou deux, Varaile.
Elle sourit.
— Je savais que tu trouverais une excuse pour t’éloigner du Labyrinthe avant longtemps, Prestimion. Je ne pense pas que nous ayons jamais passé autant de mois consécutifs en aucun endroit, comme cela a été le cas depuis que nous sommes revenus de Stoien.
— En réalité, je me suis tout à fait habitué à la vie au Labyrinthe, mon amour. Confalume avait dit que ce serait le cas, tôt ou tard ; et il avait raison sur ce point, comme sur tant d’autres. C’est lorsque l’on est Coronal que l’on est un vagabond. À ce moment-là, on a le sang chaud. Le Pontife préfère une vie plus tranquille, et le Labyrinthe a la particularité de se faire apprécier petit à petit, ne crois-tu pas ?
Il fit un grand geste autour de lui d’une main puis de l’autre, montrant toutes les possessions familières de leur ménage au Château, tout ce qui était désormais confortablement installé dans les appartements du Labyrinthe qui étaient autrefois ceux de Confalume et étaient désormais les leurs, et avaient l’air d’être en place depuis des décennies plutôt que des mois.
— En tout cas, cela n’a pas été ma décision d’enterrer Septach Melayn au Château. C’était celle de Dekkeret. Devant laquelle je m’incline volontiers.
— C’était ton ami, Prestimion. Et le porte-parole du Pontife, également. N’aurait-il pas été plus approprié qu’il repose, ici au Labyrinthe ?
Prestimion secoua la tête.
— Septach Melayn n’a jamais été un homme du Labyrinthe, non. Il n’est venu ici que par loyauté envers moi. Le Mont du Château était son foyer, et c’est là qu’il reposera. Je ne vais pas m’opposer à Dekkeret sur ce sujet. Il est mort en sauvant la vie de Dekkeret ; ce seul fait donne à Dekkeret le droit de choisir où il sera enterré.
Il prit conscience qu’il parlait très calmement de ces détails concernant l’enterrement de Septach Melayn, comme s’il s’agissait de quelque point ordinaire d’une affaire du royaume, et pendant un instant, Prestimion pensa réellement que la douleur de la perte de son ami pourrait avoir commencé à guérir. Mais ensuite elle revint de plein fouet, il grimaça et se détourna. Ses yeux lui piquaient. Que Septach Melayn, de tous les hommes, ait dû être perdu lors de la lutte contre Mandralisca… qu’il ait dû renoncer à la vie pour débarrasser le monde de ce… ce…
— Prestimion…, dit Varaile, tendant la main vers lui.
Il lutta pour reprendre le contrôle de lui-même et y parvint.
— Nous n’avons pas besoin de discuter de cela, Varaile. Nous ne le devrions pas. Dekkeret a décrété des funérailles au Château et un enterrement au Château, Gialaurys l’emmène là-haut et le monument est déjà en cours de conception, j’officierai à la cérémonie, et donc toi et moi devrions commencer à faire nos bagages pour le voyage sur le Glayge. Qu’il en soit ainsi.
— Je me demande quel genre d’enterrement Dekkeret a décrété pour Mandralisca.
— Je le lui demanderai, si j’y pense, lorsqu’il reviendra de son Grand Périple. J’aurais donné son corps à une bande de jakkaboles affamés, pour ma part. Dekkeret est un homme plus bienveillant que moi, mais j’aime à penser qu’il en aura fait autant.
— Ce Dekkeret est un homme royal.
— Oui. Oui, c’est ce qu’il est, dit Prestimion. Un roi entre tous. J’ai laissé le monde en de bonnes mains, je crois. Il m’a dit qu’il écraserait Mandralisca sans partir en guerre, et c’est ce qu’il a fait, et il a fait rentrer ces cinq horribles frères dans la boîte dont ils avaient jailli, et tout Zimroel chante les louanges de lord Dekkeret, désormais, apparemment.
Prestimion rit. La pensée des actes de Dekkeret à Zimroel avait égayé son humeur.
— Sais-tu, Varaile, ce pour quoi je serai célèbre, dans les temps à venir ? La grande chose dont on se souviendra à mon sujet ? Ce sera que j’ai découvert le garçon qui allait devenir lord Dekkeret, un jour alors que j’étais à Normork, et que j’ai eu le bon sens de le prendre avec moi et d’en faire mon Coronal. Oui. Ce que l’on dira de moi sera que j’étais le roi qui a donné au monde lord Dekkeret… Et maintenant, préparons-nous pour ce voyage au Château, mon amour, et pour l’affaire assez triste que nous devons y régler, avant de rentrer dans l’époque heureuse de nos règnes.
Ils avaient remonté le Zimr pendant des semaines et des semaines, cité après cité, Flegit, Clarischanz, Belka, Larnimisculus et Verf, et Dekkeret et Fulkari étaient à présent à Ni-moya, enfin, installés dans le magnifique palais qui avait autrefois appartenu à Dantirya Sambail, complètement ébahis, parcourant au hasard sa multitude de pièces, se récriant d’admiration sur la splendeur de son architecture.
— En réalité, il vivait bel et bien comme un roi, murmura Fulkari.
Ils avaient atteint l’aile la plus occidentale du bâtiment, où une colossale fenêtre d’un seul panneau offrait une vue circulaire allant du bord de l’eau, à gauche, aux tours blanches des collines de Ni-moya, à droite, et l’immense giron du gigantesque fleuve se déroulant devant eux jusque loin dans les régions reculées du continent.
— Que vas-tu faire de cet endroit, maintenant, Dekkeret ? Tu ne vas pas le faire démolir, non ?
— Non. Jamais. Je ne peux tenir le bâtiment pour responsable des crimes de Dantirya Sambail et de ses cinq pitoyables neveux. Ces crimes seront oubliés, tôt ou tard. Mais quel crime contre la beauté ce serait de détruire le palais du Procurateur.
— Oui. Tout à fait.
— Je désignerai un duc pour régner sur Ni-moya, je ne sais pas qui ce sera, mais il s’agira de quelqu’un n’ayant pas la moindre goutte de sang Sambailid en lui, et lui et ses héritiers pourront vivre ici, sachant qu’ils le peuvent grâce à la générosité du Coronal.
— Un duc. Pas un Procurateur.
— Il n’y aura plus de Procurateur ici, Fulkari. C’était le décret de Prestimion, que je renouvellerai. Nous réformerons le gouvernement de Zimroel pour le décentraliser à nouveau : une seule autorité ici est trop dangereuse, trop menaçante pour le gouvernement impérial lui-même. Des ducs de province, la loyauté à la couronne, des Grands Périples fréquents pour souligner l’allégeance de Zimroel à la constitution : c’est ainsi que ce sera, oui.
— Et les Cinq Lords ? demanda-t-elle.
— Ne sont plus Lords, tu peux en être sûre. Mais ce serait un péché de mettre de tels idiots à mort. Lorsqu’ils auront suffisamment fait pénitence pour leur petit soulèvement, ils pourront retourner dans leurs palais dans le désert, et ils y resteront définitivement. Je doute qu’ils causent d’autres troubles. Et si la pensée leur en vient quand même, le Roi des Rêves s’occupera d’eux.
— Le Roi des Rêves, dit Fulkari en souriant. Notre frère Dinitak. C’était un plan brillant. Bien que tu m’aies fait perdre ma sœur en l’expédiant à Suvrael.
— Et moi j’ai perdu un ami, dit Dekkeret. On ne pouvait rien y faire. Prestimion a insisté : le Roi des Rêves doit établir son quartier général là-bas. Nous ne pouvons pas avoir trois des quatre Puissances regroupées à Alhanroel. Il fera bien son travail, à mon avis. Il est né pour cela… As-tu jamais imaginé, Fulkari, que ton farouche garçon manqué de sœur épouserait une Puissance du Royaume ?
— Ai-je jamais imaginé que je le ferais ? demanda-t-elle, et ils rirent et se rapprochèrent l’un de l’autre près de la grande fenêtre.
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