Tout autour de la salle, les Sambailid se tenaient debout, tous des hommes, remarqua Dekkeret, levant leur coupe et s’écriant : « Aux bonnes relations ! À l’harmonie ! À l’entente ! » Même Mandralisca s’était joint au toast, bien que ce qu’il tînt à la main fût un verre d’eau et non une coupe de vin.
— Votre conseiller privé n’a pas de goût pour le vin, hein ? fit Dekkeret à Gaviral.
— Il l’exècre, en fait. Il refuse d’y toucher. Il a dû en boire trop, j’imagine, quand il était le goûteur de mon oncle, le Procurateur.
— Je vois ce que vous voulez dire. Si je pensais qu’il risque d’y avoir du poison dans chaque coupe de vin que l’on me tend, je pourrais en perdre le goût, moi-même, au bout d’un an ou deux, dit Dekkeret, qui rit et but une autre gorgée.
Il lui semblait toujours très étrange que Mandralisca ne se soit pas avancé pour être présenté. Le plus simple maire de province était toujours imprudent de décliner son nom et son ascendance à un Coronal en visite ; et voilà un homme qui occupait le rang de conseiller privé auprès de quelqu’un qui se donnait le titre de lord et prétendait au pouvoir sur la totalité de Zimroel, et il décidait de s’installer plutôt avec ses propres compagnons à une table éloignée. Mais c’était apparemment le style de Mandralisca : se tapir à l’arrière-plan et laisser à quelqu’un d’autre la gloire visible. C’est ainsi qu’il avait opéré du temps de Dantirya Sambail, et il semblait qu’il opérait toujours ainsi à présent.
Dekkeret fit à nouveau observer la timidité évidente de Mandralisca à Gaviral à un moment de la soirée, en disant qu’il était curieux qu’il ne soit pas à la table d’honneur.
— C’est un homme de très humble origine, vous savez, dit Gaviral avec dévotion. Il considère que sa place n’est pas ici avec ceux d’entre nous dont les ancêtres étaient si grands. Mais vous le rencontrerez demain, monseigneur, quand nous nous réunirons tous sur le pré pour étudier en détail le traité que nous souhaitons vous soumettre.
On était au milieu de la journée, brillante et chaude, lorsque parvint la convocation de se rassembler sur le pré pour la conférence qui avait amené le Coronal en ce lieu. Quand Dekkeret arriva sur le site, une large plaine verdoyante éloignée de la maison principale, bordée de trois côtés par une forêt sombre et dense et sur le quatrième par un agréable ruisseau, il vit qu’une table de conférences faite de larges planches de bois noir poli, fixées sur une base de poutres épaisses jaunâtres terminée en pointe, avait été dressée parallèlement au ruisseau. Un alignement bien ordonné de papiers et de parchemins y était disposé, maintenus par des sphères de cristal pour les empêcher de s’envoler dans la douce brise, ainsi que des encriers, des plumes de milufta et différents autres articles pour écrire. Dekkeret vit également un assortiment de flacons de vin, des vins d’une demi-douzaine de couleurs différentes, et une rangée de coupes attendant d’être remplies. Une fois que le traité aurait été présenté et, ainsi que Gaviral l’espérait si manifestement, accepté, on pensait que les parties signataires célébreraient vraisemblablement l’événement séance tenante.
Le Lord Gaviral, resplendissant dans un justaucorps métallique qui ressemblait presque à une armure complète et des jambières écarlates magnifiquement ouvragées passepoilées de fils dorés, était déjà sur place, debout près de la table. Ses frères Gavahaud et Gavilomarin, superbement habillés eux aussi, le flanquaient.
Quant à Mandralisca, il se tenait tout à côté de son maître, vêtu à présent non plus du cuir noir ajusté de la nuit précédente, mais d’un costume beaucoup plus tape-à-l’œil : une veste rouge et vert arrivant au genou avec un large col plat agrémenté de fourrure blanche de steetmoy et des manches tombantes qui étaient fendues pour permettre à ses bras de passer, sur des chausses gris foncé du plus fin tissu, avec une large ceinture de mailles à la taille soutenant une bourse à glands fantaisie. C’était le genre de costume à l’élégance affectée qu’aurait pu choisir Septach Melayn, pourtant le spectacle du visage pâle, dur et sinistre de Mandralisca s’élevant au-dessus du col évasé atténuait plus qu’un peu l’extravagance de la tenue. Les trois compagnons de Mandralisca, le petit aide de camp rondelet aux jambes arquées, le grand jeune homme blond et Barjazid, efflanqué et l’air malfaisant, se trouvaient à peu de distance derrière lui.
Dekkeret avait revêtu sa robe officielle vert et doré pour la réunion, ainsi que le mince diadème doré qu’il ceignait souvent à la place de la couronne à la constellation. Gialaurys, à côté de lui, portait une armure complète, mais sans casque. Septach Melayn s’était contenté d’un pourpoint et de jambières claires. Le symbole en spirale du Labyrinthe sur sa poitrine était son seul ornement. Dinitak portait son habituelle tunique très simple, et Fulkari avait également choisi une mise sans apprêt. Une rangée de gardes de Dekkeret, triés sur le volet, se tenaient à quelque distance en retrait. Gaviral avait aussi une garde d’honneur derrière lui, à la même distance.
— Une journée propice, monseigneur ! s’écria Gaviral, alors que Dekkeret s’approchait. Une journée où l’harmonie sera réalisée !
Sa voix était joyeuse mais paraissait forcée et tendue : en outre il avait quelque chose de crispé dans son allure, ses lèvres remuaient et son regard cillait constamment. Eh bien, songea Dekkeret, l’enjeu d’aujourd’hui est considérable pour lui : il a amené le Coronal lord loin à l’intérieur de ce territoire inconnu, pour exiger de lui des concessions sans précédent, et le Coronal a donné tout lieu de croire qu’il écoutera les revendications des Sambailid avec sérieux et y accédera peut-être, mais il n’a aucune assurance certaine de ce que le Coronal a réellement en tête. Et je n’en ai pas non plus à son sujet, pensa Dekkeret. Nous jouons tous deux un jeu très serré.
— L’harmonie, oui. Espérons que c’est ce que nous créerons ici aujourd’hui, dit Dekkeret à Gaviral, en lui accordant son sourire le plus chaleureux.
Tout en parlant, il laissa ses yeux se fixer sur ceux de Gaviral, qui étaient injectés de sang et troublés ; mais le Sambailid détourna rapidement la tête, et s’appliqua à arranger les papiers et le matériel pour écrire disposés sur la table, comme s’il était une sorte de secrétaire plutôt que le prétendu Pontife de Zimroel. Le regard de Dekkeret se déplaça vers Mandralisca, qui eut une réaction totalement différente, et le dévisagea froidement et fixement, plein de menace et d’aversion, ce que Dekkeret admira pour sa sincérité non dissimulée, faute d’autre chose.
— Boirons-nous à une conclusion fructueuse de nos discussions, Votre Seigneurie, avant de nous mettre au travail, de vous exposer nos propositions et d’écouter vos réponses ? demanda Gaviral.
— Je ne vois aucune raison de ne pas le faire, répliqua Dekkeret, et les coupes de vin furent remplies.
Une fois de plus, il ne put s’en empêcher, Dekkeret surveilla subrepticement pour vérifier que sa coupe et celle de Gaviral étaient remplies avec le même flacon, et une fois de plus elles le furent. De fait, les coupes étaient remplies sans aucune distinction de haut en bas de la table et il aurait été difficile d’avoir recours au poison, à moins que Gaviral ne se soucie pas de perdre certains de ses hommes en même temps que ses visiteurs.
Gaviral porta le même toast aux bonnes relations et à l’entente que la veille, et ils burent tous une petite gorgée de vin, toute symbolique. Mandralisca, comme la fois précédente, ne but pas.
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