Dekkeret fut surpris de voir à quel point ce Gaviral était petit, pas plus grand que Prestimion et bâti de façon beaucoup moins robuste : d’aspect fragile, en réalité, avec des yeux constamment en mouvement et se tordant les lèvres comme un homme à l’esprit inquiet. Il avait entendu dire que ces Sambailid étaient des hommes laids, lourds et massifs, comme l’étaient le vieux Procurateur et ses frères, et assurément Gavahaut correspondait à cette description, mais pas celui-ci, il avait une partie de la laideur mais rien de la taille. Seuls son panache touffu de cheveux roux orangé et son nez épaté aux larges narines confirmaient sa parenté avec la tribu de Dantirya Sambail.
Mais il était assez raffiné, s’exprimait bien et faisait preuve de beaucoup de respect envers son visiteur royal, ne se comportant en aucun cas comme quelqu’un qui s’est autoproclamé Lord et même Pontife au mépris de tout l’ordre naturel des choses. Il s’enquit simplement de savoir si le Coronal trouvait le logement à sa convenance, et souhaita que l’appétit de sa seigneurie soit à même de faire honneur au festin qui l’attendait.
— Je regrette que deux de mes frères soient dans l’incapacité de se joindre à nous pour cette réunion, dit Gaviral. Le Lord Gavinius est indisposé et n’a pas pu quitter Ni-moya. Le Lord Gavdat, qui pratique l’art de la magie, est également resté en arrière, car il se livre actuellement à d’importants calculs de vaticination et a le sentiment de ne pas devoir les interrompre, même pour une conférence aussi primordiale que celle-ci.
— Je déplore leur absence, répondit courtoisement Dekkeret, bien que Septach Melayn lui ait déjà dit que Gavinius était un imbécile et un ivrogne répugnant, et que l’autre, Gavdat, était à l’évidence un imbécile d’une autre espèce, perpétuellement absorbé dans la phraséologie des études de géomancie.
Mais la courtoisie ne lui coûterait rien ; et il n’était que trop conscient que cela ne faisait aucune différence qu’il rencontre un seul frère Sambailid, cinq ou cinq cents. Mandralisca était la force qu’il fallait prendre en considération. Et de Mandralisca, rien jusque-là n’avait été dit.
Le soir était venu. L’heure du banquet.
Comme Dekkeret l’avait soupçonné, feu le Procurateur avait bel et bien vécu là sur un train proprement royal. La maison principale était constituée d’un édifice de pierre massif avec quelque sept ou dix salles aux fenêtres magnifiques rayonnant à partir de son centre, et la salle de banquet était la plus grande de toutes, une immense galerie à la conception ancienne et sans raffinement, aux poutres apparentes de brillant bois rouge de thembar, et aux murs épais et rugueux faits de grosses pierres assemblées au mortier sur une hauteur ahurissante. Et c’était là le domaine campagnard d’un petit seigneur de province ; à quoi ressemblait la procuratie de Ni-moya, se demanda Dekkeret, si la petite maison tranquille à la campagne de Dantirya Sambail était un tel endroit ?
La grande pièce était comble : la cour entière des Cinq Lords doit se trouver là, pensa Dekkeret. Le protocole fut quelque peu mis à rude épreuve à la table d’honneur. Dekkeret, en sa qualité de Coronal, avait droit à la place centrale, avec Fulkari à son côté. Mais le Lord Gaviral prétendait, du moins pour le moment, être le Pontife de ce continent, quoi que cela puisse signifier, et le Lord Gavahaud, son frère, en sa qualité de véritable propriétaire du château de Mereminene, était l’hôte putatif de cette réunion. Lequel des deux s’assiérait à la droite du Coronal ? Il y eut beaucoup de chuchotements, et au bout du compte, Gavahaud s’inclina devant Gaviral, et le laissa prendre la place d’honneur à côté de Dekkeret, mais pas avant qu’il n’y ait eu davantage de confusion concernant le troisième frère, le Lord Gavilomarin, qui était apparu entretemps, un lourdaud clignant de ses yeux larmoyants, au sourire idiot et à l’allure générale de faible d’esprit. Il prit le fauteuil central sans rien demander, le choisissant apparemment au hasard, et dut être déplacé jusqu’au bout de l’estrade, près de Septach Melayn et de Gialaurys. Dinitak était assis à l’autre bout.
Où, s’interrogeait Dekkeret, était donc l’infâme Mandralisca ?
Son nom n’avait même pas été mentionné jusque-là. Cela paraissait très étrange. Dans les premiers moments de gêne après avoir pris son siège, Dekkeret s’adressa à Gaviral, sur le ton de la vaine conversation.
— Et votre conseiller privé, dont j’ai tellement entendu parler ? Il doit certainement être ici ce soir, mais où ?
— Il n’aime pas l’attention dont bénéficie l’estrade, répondit Gaviral. Vous le trouverez là-bas à gauche, contre le mur.
Dekkeret regarda dans la direction indiquée par Gaviral, à l’autre bout de la pièce, à une table ordinaire au milieu de beaucoup d’autres. Bien qu’il n’ait jamais vu Mandralisca, il le reconnut immédiatement. Il se détachait de tous ceux qui l’entouraient comme la mort à un banquet de noces : un homme pâle, sombre, au visage dur, aux lèvres minces, revêtu d’un costume ajusté de cuir noir et luisant sans le moindre ornement à l’exception d’un large et brillant pendentif en or, manifestement l’emblème de sa charge, au bout d’une chaîne à son cou. Son regard dur et flamboyant était braqué droit sur Dekkeret, et il ne le détourna pas lorsque les yeux du Coronal se posèrent sur lui.
Ainsi voilà Mandralisca, pensa Dekkeret. Après tout ce temps, lui et moi ne sommes pas à plus de trente mètres l’un de l’autre.
Il était fasciné par le visage froid et repoussant de l’homme et par son aura sinistre. Il avait un magnétisme indiscutable, une force diabolique. Son immense volonté démoniaque transparaissait sur ses traits. Dekkeret comprenait désormais comment cet homme, l’incarnation de tout ce qui avait tourmenté Prestimion au cours de son règne par ailleurs glorieux, pouvait avoir causé autant de dégâts dans le monde pendant tant d’années. C’était une âme réellement sombre ; voilà un être dont la simple existence faisait s’interroger sur le dessein poursuivi par le Divin en le créant.
Au bout d’un long moment, le contact entre le Coronal de Majipoor et le conseiller privé du Lord de Zimroel cessa, et ce fut Mandralisca qui le premier détourna le regard, afin de faire une remarque à ses compagnons de table. Ils étaient trois : un homme d’une cinquantaine d’années ou peut-être un peu plus, quelconque et au visage rond, un jeune garçon séduisant, au visage ouvert et aux cheveux couleur d’or blanc qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, et un individu petit, au teint hâlé, atteint de strabisme, qui devait incontestablement être l’oncle honni de Dinitak, le fabricant des casques, Khaymak Barjazid de Suvrael.
Des serviteurs apportèrent du vin, et remplirent toutes les coupes. Dekkeret se demanda négligemment si la vieille coutume de Dantirya Sambail d’emmener un goûteur partout où il se rendait n’aurait pas été appropriée dans le cas présent. Bien que cela lui parût absurde, il posa sa main sur celle de Fulkari lorsqu’elle voulut la tendre pour prendre machinalement sa coupe de vin et la retint.
Elle lui lança un regard interrogateur.
— Nous devons attendre le toast, murmura-t-il, ne sachant que dire d’autre.
— Oh ! Bien sûr, dit-elle, d’un air légèrement confus.
Le Lord Gaviral était à présent debout, sa coupe de vin dans la main. La salle fit silence.
— Aux bonnes relations, dit-il. À l’harmonie. À l’entente. À l’amitié éternelle entre les continents.
Il se tourna vers Dekkeret et but. Dekkeret, prenant conscience que son vin avait été versé du même flacon que celui de Gaviral, se leva et lui rendit son toast avec les mêmes banalités creuses, et but également. Il s’agissait d’un vin magnifique. Quoi qu’il puisse se passer ici au château de Mereminene, ils ne seraient pas empoisonnés ce soir-là, décida-t-il.
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