— Et il y aurait quelqu’un dans l’univers d’assez vieux pour cela ? »
La Cuméenne secoua la tête. « Dans l’univers, oui, un tel esprit existe, mais non sur Teur. Suis la direction de ma main, au-dessus des nuages, et regarde : là se trouve l’étoile rouge que l’on appelle la Bouche du Poisson. Sur l’une des planètes qui l’entourent et où la vie perdure encore, habite un esprit très ancien et très aigu. Prends ma main, Merryn, et toi, le Blaireau, prends l’autre ; bourreau, prends la main droite de ton amie malade, et celle de Hildegrin. Que ta bien-aimée prenne l’autre main de la malade, et celle de Merryn… Le cercle est maintenant formé, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.
— Et nous ferions mieux de ne pas traîner, grommela Hildegrin. Un orage menace.
— Nous irons aussi vite que possible. Je vais me servir de tous vos esprits réunis ; celui de la femme malade ne me sera pas très utile. Vous allez me sentir guider vos pensées ; faites simplement ce que je vous demande. »
Lâchant un instant la main de Merryn, la vieille femme (si tant est qu’elle fût une femme) fouilla dans son corsage et en tira une baguette dont les extrémités disparaissaient dans la nuit comme si elles étaient à la limite de mon champ de vision, alors que l’objet n’était pas plus long qu’une dague. Elle ouvrit la bouche ; je crus qu’elle avait l’intention de prendre la baguette entre les dents, mais en fait elle l’avala. Un moment plus tard, je pus distinguer sa forme luisante, dans des tons d’écarlate assourdis, à travers la peau flasque de son cou.
« Fermez les yeux, tous… Il y a une femme ici que je ne connais pas, une femme de haut rang, enchaînée… Sois sans inquiétude, bourreau, je la connais maintenant. Ne vous retirez pas à mon approche… Qu’aucun de vous ne se retire…»
La stupeur dans laquelle je fus plongé après le festin de Vodalus m’avait permis de savoir ce que c’était que de partager son esprit avec celui de quelqu’un d’autre. Mais cette fois-ci, l’expérience était différente. Je ne voyais pas la Cuméenne ; comme elle m’était apparue, ni comme elle était dans sa jeunesse ou même, me sembla-t-il, comme quoi que ce fût. J’eus plutôt l’impression d’avoir mes pensées environnées par les siennes, un peu comme un poisson, dans son bocal, flotte dans une bulle invisible d’eau. Thècle était présente avec moi, mais je ne pouvais pas la voir en entier ; on aurait dit qu’elle se tenait derrière moi, et, à un moment donné, je vis sa main se poser sur mon épaule, et peu après, je sentis son souffle sur ma joue.
Puis elle disparut, et tout le reste avec elle. Je sentis ma pensée projetée dans la nuit, perdue parmi les ruines.
Lorsque je repris mes esprits, j’étais étendu sur les tuiles, auprès du feu. Ma bouche était pleine d’une écume formée d’un mélange de salive et de sang, car je m’étais mordu la langue et les joues. Mes jambes étaient trop faibles pour me porter, mais je réussis néanmoins à me mettre de nouveau en position assise.
Je crus tout d’abord que les autres étaient partis. En fait, si le toit était bien solide sous moi, ils étaient tous devenus, pour mes yeux, aussi impalpables que des fantômes. Un Hildegrin spectral était effondré sur la droite ; je posai la main sur sa poitrine, et je sentis son cœur battre comme un papillon de nuit prisonnier qui cherche à s’évader. Jolenta était de tous la plus évanescente, la moins présente. Elle avait subi plus de choses encore que Merryn n’en avait imaginé ; je vis des fils et des bandes de métal courir sous sa peau, mais même le métal paraissait sans consistance. Je me regardai alors moi-même, mes pieds et mes jambes, et constatai que je pouvais voir la flamme bleue de la Griffe à travers le cuir de ma botte ; j’y glissai la main, mais j’avais tellement peu de force dans les doigts que je fus incapable de la retirer.
Dorcas était allongée comme quelqu’un qui dort ; aucune écume ne s’était formée sur ses lèvres, et elle paraissait plus matérielle que Hildegrin. Merryn se trouvait réduite aux dimensions d’une poupée habillée de noir, et elle était devenue tellement fine et impalpable que Dorcas, en dépit de sa minceur, donnait une impression de robustesse en comparaison. Maintenant qu’aucune intelligence n’habitait plus ce masque d’ivoire, je vis qu’il n’était rien d’autre qu’un parchemin tendu sur des os.
Comme je m’en étais douté, la Cuméenne n’était en rien une femme ; mais elle n’avait cependant rien non plus des horreurs que j’avais pu contempler dans les jardins du Manoir Absolu. Quelque chose de lisse et de reptilien s’enroulait autour de la baguette qui luisait toujours. Je cherchai la tête des yeux mais n’en trouvai pas, même si les dessins du dos du serpent se présentaient comme un visage – un visage dont les yeux traduisaient un sentiment d’extase.
Dorcas s’éveilla tandis que j’examinais mes compagnons. « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? » demanda-t-elle, tandis que Hildegrin se mettait à bouger.
« Je crois que nous nous voyons nous-mêmes selon un point de vue qui s’étire dans le temps. »
Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.
Les nuages menaçants avaient beau ne pas avoir été accompagnés de vent, de la poussière montait en tourbillonnant de la rue en dessous de nous. Je ne sais pas comment décrire le phénomène, sinon en disant que l’on aurait cru qu’une armée innombrable d’insectes minuscules, l’instant d’avant cachée dans les interstices des pierres disjointes de la chaussée, venait d’en sortir pour se préparer à la danse nuptiale sous la lune. Il n’y avait pas le moindre bruit, et leurs mouvements n’étaient pas réguliers, mais au bout d’un moment leur masse indifférenciée se divisa en essaims qui allaient et venaient, toujours plus grands et plus denses, pour finir par retomber sur les dalles brisées.
À ce moment-là, on aurait dit que les insectes ne volaient plus mais rampaient les uns sur les autres, comme si chacun tentait d’atteindre le cœur de l’essaim. « Ils sont vivants », dis-je.
Mais Dorcas murmura : « Regarde, ils sont morts. »
Elle avait raison. Les essaims qui l’instant d’avant venaient de me donner l’impression de la vie, exhibaient maintenant des ossements blanchis ; les moucherons de poussière, s’ajustant entre eux comme lorsque deux archéologues assemblent des éclats de verre pour reconstituer à notre intention un vitrail coloré brisé des millénaires auparavant, se présentaient dorénavant comme des crânes aux reflets verdâtres sous la lumière de la lune. Des bêtes – des aelurodons, de massifs lions des cavernes, et des formes furtives sur lesquelles j’étais incapable de mettre des noms, toutes plus évanescentes que nous qui les regardions depuis le bord du toit – se déplaçaient parmi les morts.
Ils se levèrent, les uns après les autres, et les fauves disparurent. Avec lenteur et difficulté, tout d’abord, ils se mirent à rebâtir leur ville ; les pierres étaient à nouveau soulevées, et les poutres, modelées dans de la cendre, étaient posées dans les alvéoles des murs restaurés. Tous ces gens, que l’on aurait pris pour des cadavres ambulants au moment où ils s’étaient relevés, gagnaient en vigueur au fur et à mesure que le travail avançait ; ils furent bientôt comme un peuple de gens aux jambes arquées se déplaçant de la démarche chaloupée des marins, mais capables de faire bouger des pierres cyclopéennes tant leurs épaules avaient accumulé de puissance. Bientôt la ville fut terminée, et nous attendîmes de voir ce qui allait s’y produire.
Un roulement de tambours déchira le silence de la nuit ; à la façon dont l’écho répondit, je compris qu’une forêt entourait la ville la dernière fois que les tambours avaient été battus : le son était renvoyé comme il ne l’est qu’au milieu des fûts des plus grands arbres. Un chaman se mit à déambuler dans la rue, nu, le crâne rasé, et tatoué de pictogrammes d’une écriture que je n’avais jamais vue, mais tellement expressive que la simple forme des mots donnait l’impression d’en crier le sens.
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