Je lui répondis que je n’étais qu’un homme de la ville, et que j’étais fort ignorant en matière de bétail.
« Ah, dit-il en se remettant à siroter son maté. Je suis encore plus ignorant que vous. Tout le monde, dans la région, fait partie de la classe des ignorants éclectiques, sauf moi. Vous avez entendu parler de ces gens que l’on appelle éclectiques ? Ils ne savent rien sur rien – que voulez-vous apprendre avec de tels voisins ?
— S’il vous plaît, pourrions-nous conduire cette femme à l’intérieur pour qu’elle puisse s’étendre ? demanda alors Dorcas. J’ai bien peur qu’elle ne soit en train de mourir.
— Je vous ai dit que je ne savais rien. Vous devriez demander à cet homme ici présent, qui est capable de mener un bœuf – j’ai bien failli dire un taureau – comme un chien.
— Mais il ne peut pas l’aider ! Vous seul le pouvez. »
Le bouvier me regarda d’un œil, et je compris qu’il se sentait très satisfait d’avoir confirmé que c’était moi, et non Dorcas, qui avait maîtrisé le taureau. « Je suis vraiment désolé pour votre amie, répliqua-t-il, qui, je le vois, a dû être une femme ravissante, autrefois. Mais même si je suis resté assis ici à lancer des plaisanteries, j’ai moi aussi un ami, et actuellement il est couché à l’intérieur. Vous dites craindre que votre amie ne soit en train de mourir. Moi je sais que mon ami se meurt, et je voudrais bien qu’il puisse partir en paix.
— Nous comprenons. Mais nous ne le dérangerons pas ; nous pourrions même lui être d’une certaine aide. »
Le bouvier regarda Dorcas, puis tourna à nouveau les yeux vers moi. « Vous êtes des gens bizarres, mais qu’est-ce que j’en sais ? Rien de plus que ces ignorants d’éclectiques. Entrez, si vous le voulez. Mais ne faites pas de bruit, et n’oubliez pas que vous êtes mes invités. »
Il se leva et ouvrit la porte, qui était tellement basse qu’il me fallut m’incliner pour la franchir. La maison ne comportait qu’une seule pièce, fort sombre, qui sentait la fumée. Un homme beaucoup plus jeune et, me sembla-t-il, nettement plus grand que notre hôte, gisait sur un grabat placé près du foyer. Il avait la même peau brune que lui, mais l’absence de sang en dessous la rendait grisâtre ; on aurait dit que son front et ses joues avaient été enduits de boue. Il n’y avait pas d’autre literie que la paillasse sur laquelle était couché le malade, et, après avoir étendu sur le sol de terre battue la couverture en haillons de Dorcas, nous aidâmes Jolenta à s’y étendre. Elle ouvrit les yeux quelques instants. Aucune conscience ne s’y reflétait, et leur belle couleur vert clair s’était fanée comme pâlit au soleil une teinture de mauvaise qualité.
Notre hôte secoua la tête et murmura : « Elle ne va pas tenir beaucoup plus longtemps que cet éclectique ignorant de Manahen. Peut-être même encore moins.
— Elle a besoin d’eau, lui dit Dorcas.
— À l’arrière de la maison, dans le tonneau sous le chéneau. Je vais en chercher. »
Dès que la porte se fut refermée, je repris la Griffe. Cette fois, elle brilla d’un tel éclat de bleu de cyan que j’avais l’impression que la lumière allait percer les murs. Le jeune homme étendu sur le grabat inspira profondément, puis rejeta l’air dans un soupir. Aussitôt, je cachai la Griffe.
« Elle ne lui a rien fait, dit Dorcas.
— L’eau peut-être lui fera du bien. Elle a perdu une grande quantité de sang. »
Dorcas s’agenouilla et voulut arranger les cheveux de Jolenta. Ils devaient être en train de tomber, comme ceux d’une vieille femme, ou comme cela arrive parfois aux personnes qui souffrent d’une très forte fièvre, car il y en eut tellement qui restèrent dans les paumes moites de Dorcas que je pus parfaitement les voir, en dépit de la pénombre dans laquelle nous nous trouvions. « Je crois qu’elle a toujours été malade, murmura Dorcas. Depuis que je la connais, en tout cas. Le Dr Talos lui donnait quelque chose qui la faisait se sentir mieux pendant un certain temps, mais il l’a chassée, maintenant. Il faut dire qu’elle était très exigeante, et il se venge comme cela.
— Je n’arrive pas à croire qu’il avait l’intention de la conduire à une telle extrémité.
— Moi non plus, en vérité. Écoute, Sévérian ; lui et Baldanders vont certainement cesser de faire du théâtre et se mettre à espionner le pays. Nous devrions pouvoir les retrouver.
— Espionner ? » Je dus avoir l’air aussi surpris que je l’étais en fait.
« Eh bien, il m’a toujours semblé qu’ils circulaient au moins autant pour savoir ce qui se passait dans le monde que pour gagner de l’argent ; une fois, d’ailleurs, le Dr Talos l’a presque admis devant moi, sans toutefois préciser ce qu’ils cherchaient au juste à savoir. »
Le bouvier revint, une gourde à la main. Je soulevai Jolenta et la maintins en position assise, et Dorcas porta l’embout à ses lèvres. De l’eau tomba et se répandit sur les haillons de la malade, mais il y en eut un peu qui lui coula dans la gorge, et quand la gourde fut vide et que le bouvier alla la remplir à nouveau, elle réussit à en avaler. Je demandai au bouvier s’il savait où se trouvait le lac Diuturna.
« Je ne suis qu’un ignorant, répondit-il. Même à cheval, je n’ai jamais été jusque-là. » Puis, faisant un geste : « C’est vers le nord-ouest. Voulez-vous vous y rendre ? »
J’acquiesçai.
« Il faudra alors passer par un endroit maléfique. Peut-être même plusieurs. Mais en tout cas, vous ne pourrez pas éviter la ville de pierre.
— Il y a donc une ville par là-bas ?
— Une ville, en effet ; mais pas d’habitants. Les éclectiques ignorants qui demeurent par ici sont persuadés que quelle que soit la route empruntée, la ville de pierre se déplace pour se retrouver sur votre chemin. » Le bouvier rit doucement, puis redevint sérieux. « Mais c’est faux. La ville de pierre, en réalité, ploie le chemin que suit votre monture, si bien qu’on la voit devant soi alors que l’on croit la contourner. Comprenez-vous ? J’ai bien l’impression que non…»
Je me souvins des Jardins botaniques, et je hochai affirmativement la tête. « Si, je comprends ; continuez.
— Mais de toute façon, si vous allez vers le nord-ouest, vous serez obligés de passer par la ville de pierre. Elle n’aura même pas besoin d’infléchir votre route. Certains n’y trouvent que des murs en ruine, tandis que d’autres, à ce qu’on dit, y découvrent des trésors. Certains en reviennent avec des histoires nouvelles à raconter, mais d’autres n’en reviennent jamais. Aucune de ces deux femmes n’est vierge, je suppose ? »
Dorcas sursauta, et je secouai la tête négativement.
« C’est aussi bien, car ce sont les vierges qui en reviennent le plus rarement. Essayez de la traverser de jour, avec le soleil sur l’épaule droite le matin, et dans l’œil gauche un peu plus tard. Si vous êtes surpris par la nuit, ne vous arrêtez pas, ne vous détournez pas de votre route. Restez toujours dans l’axe de la constellation du Ihuaivulu, dès qu’elle se mettra à briller. »
J’acquiesçai et étais sur le point de lui demander davantage de détails, lorsque le malade ouvrit les yeux et se dressa sur son séant. Sa couverture tomba, et je pus voir qu’un bandage taché de sang lui entourait le buste. Il tressaillit, me fixa brusquement et cria quelque chose. Instantanément, je sentis la lame froide du poignard du bouvier s’appuyer contre ma gorge. « Il ne te fera pas de mal », répondit-il au malade ; il s’exprimait dans le même dialecte, mais je pus le comprendre car il parlait plus lentement. « Je ne crois pas qu’il sache qui tu es.
— Mais je te le dis, père : c’est le nouveau licteur de Thrax. Ils en ont fait demander un, et les clavigères ont dit qu’il allait arriver. Tue-le ! Sinon il tuera tous ceux qui ne sont pas encore morts. »
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