À peine avais-je changé d’étage que la vision qui s’offrit à moi suffit à balayer tout souvenir de l’enfant. Cette pièce était tout autant vouée aux brumes et aux vapeurs que la précédente l’avait été aux nuances du rouge ; si ce n’est que ces brumes et vapeurs, j’en étais sûr, n’y étaient pas quand je l’avais traversée dans l’autre sens. On aurait dit un brouillard vivant qui bouillonnait à la manière dont j’aurais pu imaginer que le Verbe, en sortant de la bouche du Pancréateur, s’enflait et se tordait. Sous mes yeux, un homme de fumée, aussi blanc qu’un ver de sépulcre, se dressa devant moi en brandissant un harpon à barbillons. Le temps de me rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un fantôme, la lame de mon épée avait traversé son poignet comme on franchit une colonne de fumée. Il se mit aussitôt à rétrécir, et le brouillard à se résorber, jusqu’à n’arriver pas plus haut que ma taille.
Je poursuivis ma descente, avançant de quelques marches jusqu’à ce que je me retrouve au milieu des volutes et des tortillons de brume. C’est alors qu’à la surface de ce nuage étrange se forma une créature hideuse, qui se mit à bondir et sauter à droite et à gauche, composée elle aussi de brouillard. Chez tous les nains que j’ai vus, la tête et le buste étaient en général d’une taille normale, voire un peu supérieure à la normale, alors que les membres, même musclés, gardaient quelque chose de l’enfance. Le contraire était vrai de ce nain-ci : ses bras et ses jambes paraissaient plus puissants que les miens, mais ils étaient greffés sur un corps tordu et grêle.
L’anti-nain faisait tournoyer un estoc, et ouvrant très grande la bouche sur un cri silencieux, enfonça son arme dans le cou de l’homme au harpon, sans se soucier un instant de l’arme de ce dernier, qui la lui plongea dans la poitrine.
J’entendis alors un rire, et bien que les occasions de l’entendre se réjouir aient été rares, je reconnus la voix de Baldanders.
« Baldanders ! » criai-je.
Sa tête sortit de la brume, et m’apparut tel le sommet des montagnes au-dessus des nuées, à l’aube.
36
Le combat dans la lice
« Voici un ennemi bien réel, lui dis-je, avec une arme tout aussi réelle. » Je m’enfonçai dans le brouillard, en explorant le chemin à tâtons avec Terminus Est.
« Ce sont pourtant des ennemis réels que vous voyez dans ma chambre des nuées », proféra la voix grondante du géant, une voix étonnamment calme. « Si ce n’est qu’ils sont à l’extérieur, dans la lice. Le premier était l’un de vos amis, l’autre, l’un de mes ennemis. »
Le brouillard se dispersait au fur et à mesure qu’il parlait, et je vis qu’il était installé au centre de la salle, assis sur un lourd fauteuil massif. Lorsque je me dirigeai vers lui, il se leva et le saisissant par le dos, il le lança vers moi avec autant de facilité que s’il s’était agi d’un panier. Le meuble ne me manqua que de peu – une paume à peine.
« Vous allez maintenant essayer de me tuer, reprit-il. Et tout ça pourquoi ? Pour ce ridicule talisman. J’aurais dû vous supprimer, la nuit où vous avez dormi dans mon lit. »
J’aurais pu lui en dire autant, mais je ne me donnai pas la peine de répondre. Il était évident qu’en jouant l’impuissance, il espérait me pousser à lancer une attaque inconsidérée ; il avait beau paraître désarmé, il n’en mesurait pas moins deux fois ma taille, et j’avais toutes les raisons de croire qu’il devait être au moins quatre fois plus fort que moi.
J’avais également le sentiment, en m’approchant de lui, que nous étions en train de rejouer la scène des marionnettes que j’avais vue en rêve, précisément la nuit où j’avais dormi près de lui ; mais dans ce rêve, le géant de bois était armé d’un gourdin. Il reculait pas à pas au fur et à mesure que j’avançais ; il n’en semblait pas moins prêt à engager le combat à chaque instant.
Soudain, alors que nous avions traversé les trois quarts de la pièce à partir de l’escalier, il se retourna et détala. C’était aussi étonnant que de voir courir un arbre.
Il se montrait aussi extrêmement rapide. Si gauche qu’il fût, il franchissait tout de même l’équivalent de deux pas à chaque enjambée, et il atteignit le mur bien avant moi, près d’une fenêtre étroite semblable à celle par laquelle Ossipago avait longuement regardé.
Je mis un moment à comprendre où il voulait en venir. La fenêtre était beaucoup trop étroite pour son gabarit. Il y enfonça les deux mains, et j’entendis bientôt le crissement de la pierre contre la pierre.
Je compris juste à temps, et fis quelques pas en arrière. L’instant d’après, il brandissait un moellon directement arraché à la muraille. Le soulevant au-dessus de sa tête, il le lança violemment vers moi.
Je bondis de côté, mais déjà il en arrachait un deuxième, puis un autre. Au troisième, je dus faire un plongeon désespéré, sans lâcher mon épée, pour éviter le quatrième ; les pierres pleuvaient en effet de plus en plus dru, car plus il en enlevait, plus la structure du mur s’affaiblissait. Ma roulade m’amena par le plus grand des hasards auprès d’un petit coffre sur le plancher, équivalent par ses dimensions à la cassette où une femme de condition modeste pourrait ranger ses bijoux.
Elle comportait des ornements en forme de boutons, assez semblables, me sembla-t-il, à ceux que maître Gurloes avait manipulés lors du supplice de Thècle. Avant que Baldanders ne puisse me lancer une autre pierre, je saisis le coffret de ma main libre et tournai l’un des boutons. Immédiatement, les volutes de brouillard se remirent à monter du plancher, atteignant rapidement le niveau de ma tête, et je me trouvai aveuglé au sein d’une mer laiteuse.
« Vous l’avez donc trouvée, dit Baldanders de sa voix traînante et grave. J’aurais dû l’arrêter. Maintenant je ne peux pas vous voir, mais vous ne me voyez pas non plus. »
Je gardai le silence, sachant qu’il attendait, un moellon à la main, prêt à le lancer en suivant le son de ma voix. Après environ une douzaine de respirations, je me mis à me rapprocher de lui aussi silencieusement que je le pouvais. J’avais la certitude qu’en dépit de toute son habileté, il ne pouvait pas se déplacer sans que je l’entendisse. À peine avais-je fait quatre pas, qu’une pierre vint s’écraser juste derrière moi, et je l’entendis arracher un nouveau moellon au mur.
Mais c’était une pierre de trop. Il y eut un grondement assourdissant, et je compris que tout un pan de mur, au-dessus de la fenêtre sans doute, venait de s’écrouler. J’espérai un instant qu’il y aurait laissé la vie ; mais le brouillard s’éclaircit soudain, s’engouffrant dans la brèche importante ouverte dans le mur, pour aller se dissiper à l’extérieur, dans la nuit pluvieuse. Baldanders se tenait à côté du trou.
Sans doute avait-il lâché la pierre qu’il tenait au moment où le mur s’était effondré, car il avait les mains vides. Je me ruai sur lui, espérant l’attaquer avant qu’il s’aperçoive de ma présence. Mais une fois de plus, il fut plus rapide. Je le vis assurer une prise sur ce qui restait du mur, et se lancer à l’extérieur ; le temps que je sois sur place, il était déjà à quelque distance plus bas. Ce qu’il venait d’accomplir paraissait impossible ; mais en examinant de plus près les parties de la maçonnerie qu’éclairait la lumière venue de la pièce où je me trouvais, je vis que les pierres n’étaient qu’à peine dégrossies et posées sans mortier, ce qui ménageait souvent des crevasses assez grandes entre elles ; en outre, le mur présentait une légère inclinaison vers l’intérieur.
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