Tout autour de notre îlot, les hommes dans les bateaux et sur les autres îles murmuraient entre eux et se montraient l’invraisemblable construction du doigt. J’eus l’impression que pour beaucoup d’entre eux, cette vision était aussi nouvelle que pour moi.
La lumière trouble de la lune – ce baiser d’une jeune sœur à son aînée mourante – brillait sur la partie supérieure de l’énorme disque. En dessous, dans son ombre épaisse, on pouvait voir l’éclat atténué de points de lumière orangée. Ils se déplaçaient vers le haut et vers le bas, mais leurs mouvements étaient tellement lents et réguliers que je mis un certain temps avant de les percevoir. L’un d’eux s’éleva finalement jusqu’à se trouver exactement en dessous du disque, où il disparut ; deux autres apparurent au même endroit avant que nous ayons touché terre.
Une petite plage s’étendait dans l’ombre de la falaise. L’île de Llibio toucha le fond avant de l’atteindre, et je dus une fois de plus me jeter à l’eau, soulevant Terminus Est au-dessus de la tête. Fort heureusement l’endroit était abrité, et c’est à peine si les vagues s’y brisaient ; la pluie menaçait toujours, mais n’était pas encore venue. J’aidai les hommes du lac à tirer leurs embarcations au sec, tandis que ceux des îlots les amarraient au plus près de la côte à l’aide de lourdes pierres retenues par des cordages grossiers.
Après ma traversée des montagnes, le petit chemin étroit et traître m’aurait paru aisé s’il n’avait pas fallu le grimper dans le noir. Mais dans de telles conditions, je crois que j’aurais préféré refaire la descente de la falaise qui surplombait la maison de Casdoé, qui était pourtant cinq fois plus longue.
Une fois le sommet du sentier atteint, nous nous trouvions encore à quelque distance du mur d’enceinte, dont nous étions séparés par un petit bouquet de pins rabougris. Je rassemblai les insulaires autour de moi, et leur demandai – mais ma question était de pure forme – s’ils savaient d’où provenait le vaisseau céleste qui surplombait le donjon. Ils m’assurèrent bien entendu que non, et je leur expliquai que je connaissais son origine (ce qui était vrai, car Dorcas m’en avait parlé, mais je n’en avais jamais vu auparavant). À cause de sa présence, j’estimais préférable d’aller seul en reconnaissance avant de donner l’assaut.
Personne ne dit mot, mais je pouvais percevoir leur sentiment d’impuissance. Ils avaient cru avoir trouvé le héros qui allait les guider, et voici qu’ils allaient le perdre avant que le combat ne fût engagé.
« Si je le peux, j’entrerai, leur dis-je. Je reviendrai vous chercher si c’est possible, et je vous laisserai les portes ouvertes quand l’occasion s’en présentera.
— Supposez cependant que vous ne puissiez revenir, me fit remarquer Llibio. Comment saurons-nous que le moment de tirer nos couteaux est arrivé ?
— Je donnerai un signal », répondis-je, en me creusant la tête pour savoir quel signal je pourrais bien leur faire si je me trouvais coincé dans cette tour obscure. « Ils doivent bien avoir des feux d’allumés, par une nuit pareille. Je brandirai un tison à l’une des fenêtres, et si je peux, je le laisserai tomber. Comme cela, vous verrez la traînée de feu qu’il fera. Si je ne fais pas de signal et que je ne peux pas revenir ici, vous pourrez tenir pour acquis que j’ai été fait prisonnier. Dans ce cas, attaquez lorsque les premiers rayons du soleil toucheront le sommet des montagnes. »
Quelques instants plus tard, j’étais à la porte du château, cognant dessus à l’aide d’un lourd heurtoir de fer, dont la forme, à ce qu’il me sembla lorsque mes doigts se refermèrent sur lui, était celle d’une tête d’homme ; il retombait sur une plaque du même métal, fixée dans le chêne massif du battant.
Il n’y eut pas de réaction. Après avoir attendu une dizaine de respirations, je frappai à nouveau. Je pouvais entendre l’écho de mes coups résonner dans le vide comme un cœur qui bat, mais il n’y avait pas le moindre bruit de voix ou de pas. J’avais l’esprit rempli des visages hideux que j’avais aperçus dans les jardins du Manoir Absolu, et me sentais crispé, dans l’attente du bruit d’une détonation, même en sachant que si les hiérodules décidaient de m’abattre – toutes les armes à énergie, en fin de compte, proviennent d’eux –, je n’entendrais pas partir le coup. Le vent était tombé, et un tel calme émanait de l’atmosphère que l’on aurait dit que la nature attendait avec moi. À l’est, le tonnerre gronda.
Il y eut finalement un bruit de pas ; mais ils étaient tellement rapides et légers qu’ils auraient pu être ceux d’un enfant. Une voix qui me parut familière me lança : « Qui est là ? Qu’est-ce que vous voulez ? »
Et je répondis : « Maître Sévérian, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. Je me présente en tant que le bras armé de l’Autarque, dont la justice est le pain de ses sujets.
— Vraiment ? » s’exclama le Dr Talos, en ouvrant la porte en grand.
Je ne pus que le regarder sans rien dire ni bouger pendant quelques instants.
« Dites-moi, reprit-il, ce que l’Autarque attend de nous ? La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous étiez en route pour la ville des couteaux tordus. Y êtes-vous parvenu ?
— L’Autarque voudrait bien savoir pour quels motifs vous vous êtes emparé de l’un de ses serviteurs. Moi-même, en l’occurrence. Ce qui jette une lumière légèrement différente sur la question.
— En effet, en effet ! De notre point de vue aussi, bien entendu. J’ignorais complètement que vous étiez ce mystérieux visiteur arrivé à Murène. Et je suis sûr que ce pauvre Baldanders l’ignorait également. Entrez donc, et nous parlerons de tout cela. »
Je franchis le lourd portail du mur d’enceinte, que le Dr Talos referma derrière moi, non sans assujettir ensuite une barre de fer.
« Il n’y a pas grand-chose à dire, répondis-je. Nous pourrions cependant commencer en parlant d’une pierre fort précieuse qui m’a été arrachée de force, et qui, d’après mes informations, vous aurait été envoyée. »
Tout en parlant, je ne pouvais pas m’empêcher de sentir mon attention attirée par la masse énorme du vaisseau des hiérodules, qui me surplombait directement depuis que j’avais franchi le mur d’enceinte. Lever les yeux sur lui me perturbait de la même façon que parfois lorsque je regarde à travers une loupe à double foyer ; le dessous convexe de ce vaisseau avait quelque chose d’étranger non seulement au monde des êtres humains, mais également au monde visible en général.
« Oh ! oui, dit le Dr Talos, Baldanders a votre babiole, je crois bien. Ou plutôt il l’avait, mais il a dû la ranger quelque part. Je suis persuadé qu’il vous la rendra. »
De l’intérieur de la tour ronde qui semblait (mais semblait seulement, sans doute car la chose paraissait impossible) soutenir le vaisseau céleste, nous parvint, atténué par l’épaisseur des murs, un cri terrible et solitaire qui aurait pu être le hurlement d’un loup. Je n’avais rien entendu de semblable depuis que j’avais quitté la tour Matachine, mais je savais de quoi il s’agissait, et dis au Dr Talos : « Vous avez donc des prisonniers, ici ? » Il acquiesça. « En effet. Je crains bien d’avoir été trop occupé aujourd’hui pour nourrir ces pauvres créatures. » Et, montrant vaguement du geste le vaisseau au-dessus de nos têtes, il ajouta : « Vous ne voyez pas d’inconvénient à rencontrer des cacogènes, Sévérian ? Si vous tenez à voir Baldanders pour lui demander votre bijou, j’ai peur que vous n’ayez pas le choix. Il est en train de leur parler. »
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