Qu’importe ! Gilthas avait entendu un bruit de pas.
Kerian ! Par la lune, le souvenir ardent et ses strophes frémissantes de désir, l’avait-il fait réapparaître comme par magie ?
Pourtant, il savait à quoi s’en tenir. Kerian était loin de Qualinost. Séparant la vérité de la fable, il avait suivi sa progression grâce aux différents rapports au sujet des rebelles. Et encore plus facilement grâce aux déplacements des chevaliers de Thagol...
En outre, Kerian ne reviendrait pas à lui sans prévenir. Même si elle avait des ennuis – et surtout alors !
Gilthas empoigna la garde en argent du couteau qu’il utilisait pour tailler ses plumes. Ironique, il se dit qu’il ne lui servirait même pas à se défendre contre un lapin...
Un coup sourd. Deux, plus forts. Un troisième, sourd, rapidement suivi d’un quatrième.
Gil se détendit.
Tel un fantôme, ses longs cheveux dorés flottant sur ses épaules, Laurana apparut à la lumière d’une torche.
— Mère, dit Gilthas, tu es pieds nus.
Un elfe la suivait, portant un pansement sur une blessure qui saignait encore. Il voulut faire la révérence, et Gilthas dut le rattraper avant qu’il ne perde l’équilibre.
Le roi et la reine-mère l’emmenèrent dans la bibliothèque.
— Sire, dit l’elfe, j’apporte un message du haut roi des Huit Clans de Thorbardin. (Il rassembla ses forces, remettant de l’ordre dans ses pensées.) Votre Majesté, le roi des nains désire que vous veniez défendre votre proposition d’alliance ou que vous lui envoyiez un émissaire.
La fumée s’échappait en volutes paresseuses des Trois Cheminées , une taverne grossièrement bâtie. D’abord simple relais malfamé, l’endroit était devenu une poste, avant l’arrivée de Béryl. Mais les voyageurs y avaient toujours trouvé un repas chaud, et un coin où dormir, dans la salle commune ou la grange.
Aujourd’hui, l’établissement était tout cela, et plus encore. Bueren Rose l’avait racheté pour quelques pièces d’acier.
L’ancien propriétaire s’était retiré dans le Nord, une région nettement plus calme où il avait de la famille et où les habitants étaient moins fous.
Kerian regardait la fumée monter des cheminées sans parvenir à troubler le ciel pourpre. Sise au-dessus d’une vallée, l’auberge était située à l’est de la Cascade de l’Éclair. Des collines avoisinantes, on voyait la frontière du royaume nain.
Bueren Rose apparut, portant de lourds seaux d’eau au bout d’une palanche. À l’étage, une pièce secrète aux murs aveugles était coincée entre deux chambres. De l’extérieur, rien ne laissait soupçonner son existence. Un argument de vente déterminant aux yeux de Kerian et de Bueren Rose...
Dans cette pièce, on pouvait échafauder des plans à son aise.
En outre, avait souligné Bueren Rose, la taverne ne se dressait pas à un carrefour. Ç’aurait été trop dangereux... Mais elle n’était pas loin de la frontière. Et les meilleures informations ne circulaient-elles pas grâce aux marchands et aux voleurs de tout poil ?
Kerian et Bueren Rose devenues propriétaires des Trois Cheminées , la taverne avait vite acquis une bonne réputation. On y mangeait bien, et les chambres étaient propres. Le tout pour un prix raisonnable. Et on y servait des boissons venant de tout Krynn...
— Keri !
Bueren Rose s’arrêta et manqua renverser de l’eau. Kerian bondit pour stabiliser la palanche.
— Navrée... Je ne voulais pas te faire peur.
Bueren secoua la tête, des mèches blond-roux s’échappant de son fichu.
— Je ne m’attendais pas à ta visite. Je pensais... (Son expression s’assombrit. D’un regard circulaire, elle s’assura qu’elles étaient seules.) Que se passe-t-il ? Le raid... ?
— Il n’y aura pas de raid.
— Mais...
— Plus tard. Il faut prévenir Releth. Il enverra ses garçons avertir les autres.
Les deux fermiers de la vallée, leurs progénitures, le fils du meunier, et... des dizaines d’autres... Citoyens d’un royaume pris en otage, ils répondaient à l’appel aux armes chaque fois qu’il fallait porter un coup aux chevaliers ou à Béryl. Ils devaient être prévenus de l’annulation de l’attaque. Le message circulerait de bouche en bouche, de ferme en ferme, sans précipitation, pour ne pas éveiller les soupçons.
— Il n’y aura pas de rassemblement demain soir, au moulin. (Kerian serra les poings.) Rhyl est un imbécile ! S’il n’avait pas attaqué le chariot... Thagol est de nouveau sur ma trace. Il saura très vite ce qui est arrivé, s’il n’est pas déjà au courant.
« Bon sang ! Il faudra laisser passer un convoi d’armes...
Bueren Rose posa ses seaux, retourna près du puits et appela le garçon à tout faire. Un orphelin... Sa mère n’avait pas passé l’hiver, et le chagrin avait précipité son père dans la tombe... Le gamin ignorait quel rôle Bueren Rose jouait au sein de la rébellion armée.
Le message qu’elle transmettrait à Releth ?
« Bueren Rose ne pourra pas se joindre à vous pour le dîner, demain soir . »
Le fermier comprendrait. Et il ferait suivre.
— Nous devons faire quelque chose au sujet de Rhyl, ajouta Kerian. Il est dangereusement stupide...
Telle la promesse d’un orage dans un ciel bleu, la douleur revint... Kerian serra l’amulette, éloignant le mal.
Bueren décrocha les seaux de la palanche qu’elle adossa au mur.
— Keri... Il s’est passé quelque chose...
Kerian la dévisagea sans mot dire. Elle ne demanda pas ce qui était arrivé. Ni de qui cela venait.
— Quand ?
Il y avait des clients dans la salle.
— La nuit dernière...
Kerian hocha la tête et souleva un seau. Elles entrèrent dans la cuisine, en bavardant comme de vieilles amies, au bénéfice d’éventuels observateurs.
Bueren Rose remplit une besace de nourriture et une outre de vin avant de raccompagner Kerian à la porte.
— Évite la route – on y voit beaucoup de chevaliers, ces temps-ci. Que dirai-je à Jeratt ?
Kerian étreignit son amie et lui souffla à l’oreille :
— De continuer comme prévu... (Elle souleva le sac, histoire de vérifier la position de ses armes.) Si je ne reviens pas très vite, tendez l’oreille.
À l’ombre du Chêne de Gilean, sur un lit de fougère et de mousse, Kerian était allongée dans les bras de son amant. Enlacés, on aurait pu croire que rien ne les séparait. Et pourtant...
Il l’avait priée d’accomplir une mission. Elle avait accepté.
Vibrant d’amour et de détermination, Gilthas, l’Orateur du Soleil, lui avait demandé de devenir sa femme.
— Sois ma reine, Kerian. La souveraine que mon peuple attend. L’épouse dont j’ai tant besoin...
Il avait tendrement posé un index sur les lèvres de Kerian, lui murmurant de prendre le temps d’y réfléchir, cette fois.
— J’ai trop longtemps été privé de toi, Kerianseray. Et je sais que l’inverse est vrai.
En somnolant, Kerian vit passer une chouette devant la lune.
Gilthas se pencha soudain pour l’embrasser. Quel bonheur de se retrouver ainsi, libre de s’aimer !
— Gil, j’ai fait des cauchemars...
Il la serra dans ses bras et elle posa la tête sur son épaule.
— J’ai rêvé que j’étais pourchassée par un loup gris difforme... Thagol... À travers les chevaliers que je tue, il me suit à la trace. Au début, mon amulette me protégeait, mais maintenant... Son pouvoir faiblit. Je ne peux plus vraiment compter sur elle. Je...
Elle écarta les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Le roi les lissa pour en chasser les feuilles et les brindilles.
Sous la caresse de la brise, Kerian frissonna. Gilthas s’assit et la drapa de sa chemise, puis de son manteau vert ourlé d’or. Soudain conscient d’avoir froid, il passa le reste de ses vêtements, reprit son manteau et lui mit sa propre chemise à la place. Enfin, il lui tendit les chausses en laine brune avec lesquelles elle était arrivée.
Читать дальше