La technique « tans le fent » se révéla plus ou moins efficace avec moi aussi et nous naviguâmes tous deux entre les pages à terre et le poisson échoué de mon cartable mort et hébété.
Une fois toutes les feuilles visibles rassemblées, je vérifiai sous chaque voiture, harmonisant ma saleté, mes écorchures et mes accrocs extérieurs avec ceux que j’éprouvais à l’intérieur. La dernière page récupérée gisait, le recto contre le capot de la Clio, collée au Blanco en train de sécher. Je la détachai avec délicatesse.
Cette catastrophe ne me retardait que d’un jour, bien entendu. Je veux dire, tout se trouvait là-bas, sur le disque dur, dans notre maison au village de Newnham, mais ce n’était pas, vous comprenez, ce n’était pas bon signe. Cela signifiait l’achat d’une nouvelle ramette de cinq cents pages de papier pour photocopie et… Hé bien, en quelque sorte, cela sortait la dorure du pain d’épice, voilà mon sentiment. Les festivités de la nuit dernière, le Chateauneuf-du-Pape à soixante-deux livres, ce sentiment de liberté en arrivant en ville sur mon vélo… Prématuré, tout cela.
Un nuage passa sur le soleil, et je frissonnai. Le Vieil Homme se tenait parfaitement immobile en fixant une des pages du Meisterwerk.
« Je vous remercie infiniment », dis-je, tout rose et essoufflé. « C’est vraiment idiot. Faut que j’achète un cartable neuf. »
Il leva les yeux et il y avait quelque chose dans ce regard, quelque chose de monumental ; même à l’époque, je m’en aperçus clairement. Une chose absolument éternelle et inexprimable.
Il me rendit le morceau de papier qu’il lisait en exécutant une petite courbette raide. Je vis que c’était la page 49 de la première section du Meisterwerk, celle qui couvrait la reconnaissance par Alois jusqu’au mariage avec Klara Pölzl.
« Qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît ? s’enquit-il.
— C’est, euh… ma thèse de doctorat.
— Vous êtes diplômé ? »
J’avais l’habitude de cette surprise dans la voix. Je paraissais trop jeune pour être diplômé. Franchement, je paraissais trop jeune pour être étudiant, parfois. Je devrais peut-être essayer à nouveau de me laisser pousser la barbe. Si j’avais assez de testostérone pour ça, en fait. J’avais fait une tentative l’année précédente et les risées m’avaient presque poussé à l’auto-immolation. Je rosis derechef et hochai la tête.
« Pourquoi ? me demanda-t-il avec un signe de tête vers le papier dans sa main.
— Pardon ?
— Pourquoi ce sujet ? Pourquoi ?
— Pourquoi ?
— Oui. Pourquoi ?
— Hé bien… »
Je veux dire, tout le monde sait comment se choisit un sujet de thèse de doctorat, en histoire. On fait fiévreusement le tour des bibliothèques, à la recherche d’un sujet que personne d’autre n’a couvert depuis, disons, vingt ans, et ensuite, on l’annexe. On fait valoir ses droits sur ce filon unique. Tout le monde sait ça. Mais le regard que me jeta le vieil homme exprimait une gravité si insondable que je ne trouvai pas même un commencement de réponse, aussi exécutai-je un haussement d’épaules désemparé, en adressant au sol un sourire idiot. Jane me houspillait constamment pour cette piteuse tactique, mais je n’arrivais jamais à me retenir.
« Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-il, sans la dureté de quelqu’un qui aurait bien envie de vous dénoncer aux autorités, mais avec un genre d’incrédulité, avec une inflexion aiguë vers le haut, comme s’il était abasourdi et légèrement horrifié de ne pas avoir été prévenu plus tôt.
« Michael Young.
— Michael Young », répéta-t-il, étonné encore une fois. « Et vous êtes diplômé ? Ici ? Dans ce collège ? » J’opinai et il leva les yeux vers les nuages qui couvraient le soleil derrière moi. « Je ne vois pas bien votre figure, dit-il.
— Oh, dis-je. Pardon. » Je me déplaçai pour qu’il puisse mieux me voir.
Absolument surréaliste. Mais qui était-ce donc ? Un chirurgien esthétique ? Un portraitiste ? Qu’est-ce que ma figure avait à voir là-dedans ?
« Non, non. Les lunettes de soleil. » En infléchissant la fin des mots, « so leil », allemand sans aucun doute, peut-être un peu du sud ou de l’est.
Je retirai les Ray-Bans, ce qui me rendit encore plus timide et nous restâmes là à nous dévisager. Enfin, lui, il regardait et moi, je lui jetais de petits coups d’œil par-dessous mes cils, comme une jeune Lady Di.
Il portait une barbe et était vieux, comme je l’ai dit. Un visage ridé et usé, mais difficile à dater avec exactitude. Les universitaires ne vieillissent pas de la même façon que le reste des gens. Certains conservent une peau surnaturellement lisse et juvénile même en étant septuagénaires, le type d’Alan Bennett, jeune et blond, celui, je le supposai, selon lequel je mûrirais. D’autres décatissent prématurément et se mettent à regarder par-dessus leurs lunettes, à cligner des yeux et à se voûter comme de petites taupes bien avant quarante ans. Cet homme m’évoquait la photo de… du chef Joseph, c’est ça ? Ou de Geronimo ? Un de ces deux-là. Une tête de W. H. Auden sexagénaire, en tout cas. Ce qui me rappela à son tour ce qu’avait déclaré David Hockney en apercevant pour la première fois Auden vieux : « Bon sang, si son visage ressemble à ça, comment a-t-il le scrotum ? » Le vieil homme devant moi, à en juger par les crevasses et fissures de son front, devait avoir un genre de chou-fleur en suspension dans le pantalon. La barbe, blanche aux racines, se graduait, si on peut ainsi employer ce mot, vers un gris moyen aux bouts raides et fourchus.
Je ne sais pas bien ce qu’il a vu en me regardant : vingt-quatre ans, tous mes cheveux et pas un poil sur la figure, et oui, merde, d’accord, une casquette de base-ball. Ce qu’il a vu a suffi, en tout cas, pour pousser sa main droite à émerger pour serrer la mienne.
« Leo Zuckermann, dit-il.
— Le professeur Zuckermann ? » J’y crois pas. Lui, en chair et en os.
« Je suis professeur, oui.
— Oh. Bon. J’ai quelque chose pour vous, en fait. » Le colis de Seligmanns Verlag gisait à terre, retourné. J’époussetai un peu de saleté et le lui tendis. « Ça se trouvait dans ma boîte aux lettres, qui est placée au-dessus de la vôtre. La vôtre débordait, alors je…
— Ah, oui. Xenakis, Young, Zuckermann. X, Y, Z. » Il prononça zi au lieu de zéde, ce qui cadrait avec le balancement légèrement américanisé de son accent. « Je vous demande vraiment pardon. Je néglige de façon lamentable l’entretien de ma boîte à lettres.
— Ne vous inquiétez pas. Très bien.
— Pas votre unique exemplaire, j’espère ? dit-il en désignant d’un geste le fatras dans mon cartable. Tout sauvegardé sur ordinateur, certainement ?
— Oui. Mais c’est quand même contrariant.
— Le châtiment de Dieu.
— Pardon ?
— Pour prendre avec si mauvaise grâce le rejet. » Il tendit le doigt, en souriant, vers le capot de la Clio et son message d’amour.
« Ouais, lui dis-je. Puéril. »
Il me considéra avec un regard intense. « Vous, je le suppose, vous êtes un homme de café.
— Un homme de café ?
— À votre façon de danser et de sauter en l’air quand vous êtes énervé. Un homme de café. Je suis un homme de chocolat chaud. Aimeriez-vous venir visiter mon appartement bientôt ? Pour prendre un café ?
— Un café ? D’accord. Heu… Ouais. Pourquoi pas ? Bien sûr. Merci. Certainement. Parfait. » Ne réussissant à éviter qu’ Excellent et Volontiers dans l’absurde litanie des politesses anglaises de Grande-Bretagne.
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