« Quel jour ? Quelle heure ? Je suis libre tout l’après-midi aujourd’hui.
— Euh… Oh, cet après-midi ? Aujourd’hui ? Certainement ! Oui. Volontiers. Ce serait parfait. Je… Il faut que j’aille imprimer tout ça de nouveau, mais…
— Alors, nous disons quoi ? Vers quatre heures trente ?
— Ça me paraît très bien, merci. Et merci pour m’avoir aidé avec le… vous savez. Merci.
— Je crois que vous m’avez sans doute assez remercié.
— Quoi ? Oh… Oui. Pardon.
— Tshish ! » dit-il.
Enfin, le bruit ressemblait à tshish, et voulait indiquer, je suppose, l’amusement d’un étranger face à cette maladie anglaise de ne plus pouvoir, une fois lancé, arrêter remerciements et excuses.
Nous nous éloignâmes à reculons l’un de l’autre, comme font les universitaires.
« Quatre heures et demie, alors, lui dis-je.
— Hawthorn Tree Court, indiqua-t-il. 2A.
— D’accord, dis-je. Merci. Je veux dire, pardon. Excellent. Cool. »
Faire l’amour
Des plumes, des pattes et de la fourrure
Klara, couchée sous lui, pensait à des pâquerettes. À des pâquerettes, des campanules, des perce-neige, du foin, au chœur de Mondsee à la messe de Pâques, à n’importe quoi, n’importe quoi sauf à la puanteur, au poids et aux éructations du Bâtard qui se vautrait sur elle.
Ses deux épouses précédentes avaient dû arriver à supporter ça, tout comme elles avaient réussi à lui donner des bébés qui avaient vécu. Peut-être que ce sera la bonne, pensa-t-elle. Cette fois-ci. Pas comme cette pauvre Frieda Braun qui avait fait une fausse-couche cet après-midi même, après avoir tiré de l’eau à la pompe de la citerne, reniflé cette abominable puanteur et vu un torrent d’asticots se déverser dans son seau. Pauvre Frieda. Et maintenant, on avait vidé la citerne et ils devaient emprunter de l’eau aux gens de l’autre côté de la rue, comme des paysans. Pauvre Frieda. Elle aurait tellement voulu avoir un enfant, elle aussi.
Une petite fille, pria Klara. Une gentille petite fille, Lilli, à qui elle enseignerait en secret à aimer les montagnes et les champs et à détester les villes haïssables et étouffantes. Le Bâtard avait annoncé ce soir qu’il avait l’intention d’installer sous peu la famille à Linz. Linz, une ville énorme en comparaison avec Braunau. Linz, qui évoquait pour Klara l’idée de plumes, de pattes et de fourrure. Les plumes sur les chapeaux des femmes, les plumes d’autruche bleu vif dans des vases, dans les couloirs au carrelage coloré, les plumes en éventail sur des vitraux au-dessus des portes d’entrée et les plumes des oiseaux empaillés sous des globes transparents sur les buffets de chêne noir dans les salles à manger. Des plumes, des pattes et de la fourrure. Des pattes de daim serties de pierres précieuses en guise de broches. Des fourrures de renard autour du cou de femmes bossues comme des douairières ; pas seulement la fourrure du renard, mais l’animal au complet, la bête entière : les pattes, la tête, les yeux, les dents, la mâchoire en V exposée en un sourire, la totalité de la bête aplatie et séchée comme de la morue salée, comme du papier qu’on ne pourrait déchirer.
Ils déplacent la campagne à la ville, songea-t-elle. Ils tuent les animaux pour les porter en vêtements, les conserver sous des globes de verre ou les écorcher pour les transformer en escarpins vernis et en valises brunes. Aux chevaux, ils font tracter des autobus toute leur vie à travers les villes avant de les faire bouillir pour fabriquer de la colle ou de les écorcher pour en tirer du rembourrage de canapés et des archets de violons. On jette les arbres dans des hauts-fourneaux pour actionner les machines et surchauffer les maisons ou on les sculpte en bouquets de feuilles de chêne, avec glands, noix et ronces, pour tout teindre ensuite, sombre, lugubre et mort. On dessèche et on teint les fleurs pour les arranger sur les pianos en bouquets, sur des carrés de soie frangée. La clarté même de la vaste campagne est plaquée à l’huile sur des toiles, sous forme de sombres montagnes d’orage, de caverneux ravins dans la brume et de lourds tumultes de nuages, pour les accrocher ensuite aux murs de corridors sinistres, éclairés par de tristes becs de gaz chuintants pour infliger aux enfants la terreur permanente du monde extérieur à la ville. Comment peut-on supporter la ville ? Du sang, du fer et du gaz. Des pâquerettes. Pense aux pâquerettes. Mais on donne des pâquerettes aux oies. Aux oies, aux poules, chair de poule. La chair qui frissonne et se hérisse au contact moite de l’homme.
Elle avait su que ce soir serait une nuit d’amour, comme il les appelait. Liebesnacht. Elle l’avait su parce qu’il ne l’avait pas battue, n’avait pas donné l’impression de le vouloir, même lorsqu’elle avait lui renversé de la soupe dans le giron au repas. Pas un regard vers Pnina sur le mur, juste un sourire atroce et une tape badine sur la main, accompagnée du mot : « Vilaine ! », moqueur, avec la voix de fausset d’une gouvernante. Ignoble, sa grimace comme s’il savait qu’elle trouvait son amour infiniment plus affreux que ses poings de brute.
Qu’il mettait du temps ! Klara se souvint de sa sœur, plaisantant de son époux Hermann, de sa précipitation impossible qui la laissait parfaitement insatisfaite.
« Sorti avant d’être entré ! »
À l’époque, Hermann était un petit campagnard qui ne buvait qu’aux fêtes religieuses et aux jours fériés, pas un homme de cinquante – Dieu du ciel ! De cinquante et un an. Alois avait eu cinquante et un ans le mois dernier – dont la grande plaisanterie voulait qu’il ne boive que les mercredis et les jours en G. Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freitag, Samstag, Sontag.
Klara tendit le cou en arrière et contempla avec envie la Sainte Vierge sur le mur au-dessus de la tête du lit. Alois, après être sorti sept ou huit fois sur une embardée, jurant comme un charretier, parut, enfin, toucher au but. Elle reconnut ces cadences plus frénétiques et attendit les ultimes soubresauts animaux.
Le ciel, songea-t-elle. Le ciel, des lacs, des forêts, des lapins et des aigles. Oui, un aigle immense qui fondrait de son aire dans les montagnes pour emporter ce porc couinant. Un grand aigle en plein essor, qui pouvait tout, qui voyait tout, qui conquérait tout, ses yeux perçants et ses ailes puissantes, et des serres qui dégoulinaient du sang du porc !
Faire la paix
De petites pilules orange
Un liquide rouge perlait goutte à goutte dans un de ces machins entortillés en spirale qu’ils aiment tant, et je le contemplai, fasciné. Le travail de Jane demeurait pour moi un mystère impénétrable, et elle préférait qu’il en aille ainsi, mais on ne pouvait nier l’attachante joliesse des ustensiles employés. Des mètres et des mètres de rangées de cornues, de capillaires et de tubes en plastique transparent qui tournaient, viraient, montaient, descendaient, entraient, sortaient dans un sens et dans l’autre, de zig et de zag. Et, plus sexy que tout, il y avait des centrifugeuses. J’avais souvent observé Jane prendre une petite tache sale d’un truc coloré et visqueux pour décharger un pistolet à injection avec un plip délicat à l’intérieur de petites éprouvettes nichées comme des oisillons affamés dans un tambour compact et rond. Une fois la becquée donnée à toutes les gueules de verre, on lançait la rotation du tambour. La précision chromée et le bourdonnement grave de l’ensemble étaient hyper géniaux. Fabrication bien plus solide qu’un lave-vaisselle ou un sèche-linge. Aucune vibration, du solide, du lisse et du scientifique comme Jane elle-même. Et sur une autre paillasse, j’aimais admirer les lamelles de gel colorées d’élégantes marbrures d’une autre pigmentation qui couraient en leur centre, comme un truc tiré d’un garde-manger de confiseur ou peut-être comme les filaments de sang torsadés qu’on trouve dans un jaune d’œuf. Jane appelait son labo la Cuisine ; la rencontre entre l’acier inoxydable et le verre, et la gelée organique colorée et les liquides criards ravivaient le petit garçon en moi, le fils serviable et guilleret qui aimait regarder sa mère battre les œufs et étaler la pâte.
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