— Mais l’argent dépensé par de pauvres parents autrichiens respectables sur ces babioles allemandes corruptrices pourrait sinon être dépensé en nourritures saines, cultivées par des fermiers d’Autriche. Je ne vois aucune raison, en tant qu’agent accrédité de l’Empereur, de tolérer un tel état de fait. Et vous ?
— Corruptrices ? Monsieur, ce sont les plus innocents…
— Comment les appelle-t-on ? Hein ? Répondez-moi. Comment appelle-t-on ça ?
— Monsieur ?
— Le nom qu’ils portent ?
— Des diabolos, monsieur. Vous avez déjà dû en voir…
— Des diabolos, précisément. Diabolos est le mot italien pour Diable. Satan. Le Corrupteur. Et vous les prétendez innocents ?
— Mais, Herr Zollbeamter, on les appelle diabolos parce qu’ils sont… ils sont diablement compliqués. À maîtriser. Un défi, une mise à l’épreuve de la coordination et de l’équilibre ! Une distraction !
— Une distraction, Herr Tischlermeister ? Vous trouvez distrayant que la jeunesse autrichienne gaspille avec un satanique jouet allemand, un temps qu’elle pourrait consacrer avec profit à l’étude ou aux exercices virils ?
— Monsieur, peut-être… aimeriez-vous en essayer un par vous-même ? Tenez… un cadeau. Je crois que vous constaterez qu’ils sont inoffensifs et distrayants.
— Oh, misère. » Alois se pourlécha. « Oh, misère, misère, misère. Un pot-de-vin. Voilà qui est bien regrettable. Un pot-de-vin. Miséricorde. Klingermann ? Le formulaire KI 171, un stock de cire à cacheter et un cachet impérial ! »
Faire connaissance
La muse de l’histoire
L’Idée Diabolique Numéro Un me vint en allant chez Zuckermann.
J’avais passé la loge du Portier et je contournais Old Court en direction de l’arche qui donnait sur Hawthorn Tree. J’avais peut-être le droit absolu de couper à travers la pelouse, plutôt que de faire le tour, mais je n’étais pas précisément certain d’être habilité à fouler la pelouse. La pancarte disait « Réservé aux Professeurs » et je n’avais jamais réuni le courage de demander si cela comprenait les doctorants. Je veux dire, ça paraît tellement niais de poser la question. Vous savez, comme si vous étiez nommé chef de classe à l’école et que vous vouliez savoir si ça signifie que vous pourrez porter des baskets ou appeler les professeurs par leur prénom. Ça craint, non ?
Impose-toi, Michael, voilà ce qu’il faut faire. Je veux dire, que doit-il encore t’arriver avant que tu aies l’assurance que tu as autant de droits que quiconque à vivre sur Terre ? Il faut adopter une nouvelle attitude : un peu plus digne, posée, un style qui s’accorde avec ton nouveau statut dans la vie…
Ces aimables pensées furent interrompues par un brouhaha, un fracas et des éclats de voix au moment où je passais devant la porte ouverte de l’escalier F au coin de la cour. Une silhouette en déboula, une forme floue et stridente, pour fouler d’un pas lourd la pelouse. Elle était chargée d’une pile de CD, d’un buste en plâtre, de trois coussins et d’un poster roulé. Je reconnus Edward Edwards, Double Eddie, quelqu’un qui avait encore moins le droit que moi de marcher sur la pelouse. Il partageait un appartement et sa vie avec un autre deuxième année, James McDonell. Ils prenaient un malin plaisir à m’embarrasser en poussant sur mon passage des feulements de matous et en s’écriant : « Mate-moi ce petit cul ! » ou « Mignooon ! », ce genre de conneries. Très gentil couple, au fond, mais susceptible de basculer dans des scènes d’hystérie et de proclamer haut et fort les vertus soi-disant supérieures de leur sexualité.
Double Eddie semait ses CD sur la pelouse à une cadence soutenue.
« Hé ho ! lui ai-je crié. Tu en fais tomber ! »
Double Eddie ne se retourna pas, n’arrêta pas de marcher. Son dos furieux tourné vers moi, il se borna à me répondre : « M’en fous ! », et renifla.
Oh misère, me dis-je. Encore une dispute. Je lui emboîtai le pas, m’engageant sur l’herbe d’un pas prudent, comme un père responsable qui teste la glace pour voir si elle soutiendra le poids de ses enfants.
Derrière nous, une voix hurla sur un ton clair et aigu, qui se répercuta contre les murailles et les fenêtres de la cour. Je me retournai pour voir James encadré par la porte de l’escalier F, les yeux qui fulminaient et les bras ballants.
« Reviens ici tout de suite ! » hurla-t-il.
Mais Double Eddie continua de s’éloigner à grands pas. « Jamais ! riposta-t-il sans un regard en arrière. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais.
— Hé, là-bas ! »
Bill le Portier, à présent, avait émergé de sa loge avec un air rogue. « Pas sur l’herbe, messieurs, s’il vous plaît. »
Comme Double Eddie avait déjà atteint l’autre bord de la pelouse et que Bill avait usé d’un pluriel sans ambiguïté, j’avais désormais la réponse à ma question sur les doctorants et les pelouses. Verboten.
Tandis que Double Eddie traversait la loge comme une furie en essayant sans succès de siffloter d’un air guilleret, j’entrepris de ramasser les CD tombés par terre, rougissant furieusement sous le regard du portier.
« Désolé ! marmonnai-je. Je ramasse ça, c’est tout, et… »
Bill hocha la tête avec sévérité et observa mes tâtonnements trop désordonnés et pas assez rapides. « Festina lente. Eile mit Weile », bredouillai-je pour moi-même. Quand un universitaire se retrouve sous pression, il jacasse en devises latines et en langues étrangères pour se remettre sa supériorité en tête. Ça n’a jamais aucun effet.
Je rassemblai maladroitement Cabaret, Gypsy, Carousel, Sweeney Todd et le reste, et repartis en toute hâte vers James qui était appuyé contre le chambranle, les yeux mouillés de larmes.
« Euh, tiens, ben, voilà. »
Sa main les repoussa. « Je n’en veux pas, moi, de ces horreurs ! Tu peux les brûler, pour ce que j’en ai à faire ! »
Je posai une main sur son épaule qui tressautait. « Bon, alors, je vais vous les garder. Écoute, je suis vraiment désolé, lui dis-je. Je veux dire, c’est moche. De se faire plaquer. » Il ne dit rien, aussi continuai-je, en lui offrant cette fois-ci tout le bénéfice de mon expérience récente. « Je suis bien placé pour le savoir, vieux. Je viens d’être largué, moi aussi, tu vois ? »
Il me regarda comme si j’étais cinglé. Je me dis qu’il allait peut-être me rétorquer que, dans mon cas, ça n’avait absolument rien à voir. Mais non, il brailla que ce n’était pas juste. Puis il tourna les talons et gravit l’escalier d’un pas lourd, m’abandonnant avec les CD.
En effet, oui, me dis-je en traînant lamentablement mes lacets sous l’arche en coupant à travers le parking, ce n’était absolument pas juste. Se faire plaquer est vraiment la plus vache des vacheries. On avait surtout du mal à distinguer entre l’humiliation et la perte. On ne peut jamais savoir vraiment si l’on est torturé par la douleur de se trouver séparé de la personne aimée, ou par l’embarras d’admettre qu’on a été rejeté. J’avais déjà envisagé de convaincre Jane de revenir, afin de pouvoir être celui qui plaquait, rien que pour égaliser le score.
Et dans le parking, elle souffle ! Quatre mille livres de Renault Clio. Avec mes Ray-Bans sur le tableau de bord, notai-je. Alors, elles, j’allais les récupérer. Je laissai choir le cartable par terre à côté de la voiture, extirpai mon trousseau de clefs, ouvris la portière et les chaussai. S’affirme-t-on moins ou plus, quand on porte des lunettes noires ? On se cache les yeux, on devrait donc paraître faible ou timoré, mais en réalité on devient froid et hyper indéchiffrable. En revanche, on ne voit pas très clair à l’intérieur d’une voiture, avec. J’arrivai à distinguer un rouleau de bonbons à la menthe dans le renfoncement entre les sièges ; à moi, pas d’hésitation. Je me souvenais de les avoir achetés dans une station-service. Maintenant que j’y réfléchissais, la moitié de ces cassettes m’appartenaient aussi. J’empoignai tout ce que ma main pouvait tenir. Assortiment divers : un peu de Pulp, de Portishead, des Kinks, de Verdi, de Tchaïk, de Blur, les compils de Morricone et d’Alfred Newman et bien entendu, tous mes Oily-Moily adorés. Qu’elle conserve les Mariah Carey, les K. D. Lang, les Wagner et les Bach, estimai-je. Nombre de liaisons sans enfant à notre époque tournent autour de la garde de la collection de disques, aussi est-il essentiel d’établir le premier ses revendications.
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