L’Idée Diabolique Numéro Un me frappa en fait à ce moment-là. Je me penchai plus avant dans la voiture et j’arrachai l’autorisation de parking du collège collée sur la face interne du pare-brise pour la déchirer en tous petits morceaux. Hé hé hé.
L’Idée Diabolique Numéro Deux frappa au moment où les cassettes venaient rejoindre dans mon cartable les CD d’opéra de Double Eddie, et où je tombai sur ma petite fiole de Blanco.
Pour un homme de la génération clavier, je dois avouer que j’ai une écriture superbe. Ma marraine m’avait offert un coffret de calligraphie Osmiroid pour Noël quand j’avais environ quatorze ans et c’est vraiment devenu une passion, pendant un temps. Vous savez, former correctement les lettres, deux traits pour le o, les petits sérifs vers le haut sur les ascendantes et les descendantes des italiques, épais fin, épais fin, tout cela joliment proportionné, la totale. Vous auriez dû voir mes lettres de remerciements, cette année-là. Du tonnerre.
Je m’inclinai vers le capot de la Renault comme un suspect se plaçant en position pour un motard de la police des autoroutes US, tirai la langue sur un côté de la bouche et me mis à l’ouvrage. Il me parut vraisemblable que les solvants du Blanco auraient une action fabuleusement corrosive sur la peinture, compliquant de façon redoutable l’effacement de mon petit mot d’amour sans recourir à une peinture intégrale, ennuyeuse, très longue et extrêmement coûteuse. Cool. Voilà sans aucun doute le Michael Young volontaire que nous cherchions. Mon cœur fit doum-ba-doum-ba-doum tandis que je reculais pour juger pleinement de l’effet. Je n’avais vraiment jamais rien commis de ce genre jusque-là. J’avais l’impression de piquer dans un grand magasin, ou d’acheter une revue porno.
Les lettres n’étaient pas aussi énormes que je l’aurais souhaité, mais une petite bouteille de Blanco ne va pas très loin, même sur le capot compact d’une Clio. Cependant, le blanc tranchait de façon étonnante sur le rouge Dubonnet, et la formulation, à mon avis, frappait à peu près juste.
J’ai été volée par une garce cinglée
Je demeurai un petit moment en contemplation en me demandant si je ne devrais pas tenter par la même occasion de retirer cet autocollant débile, mais vraiment débile, sur la vitre arrière : LES GÉNÉTICIENS FONT ÇA IN VITRO, grosse poilade, ha ha ha, quand je m’aperçus qu’il ne devait pas être loin de onze heures. Je devais encore livrer son foutu colis à Zuckermann, larguer le Meisterwerk dans la salle de Fraser-Stuart et aller dans la mienne où une première année devait attendre qu’on la supervise. Si je me souvenais bien, elle était en retard pour un essai sur Castlereagh et Canning, sur la remise duquel j’avais déjà obligeamment accordé deux prolongations. Elle pouvait s’attendre de ma part au plus froid des accueils glaciaux en cas de retard supplémentaire. Moi qui venais d’achever une thèse en deux cent mille mots de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, je n’allais pas supporter des feignants d’étudiants sournois, bonne humeur ou pas. Fini la bonne poire. Je vous présente le Dr Sale Type.
Je m’étais arrêté pour reprendre mon cartable lorsque ÇA se produisit. La pire chose qui pouvait arriver arriva. Un incident merdique en lui-même, mais qui déclencha ce qui était sans doute l’événement (ou non-événement) le plus merdique de l’histoire de l’humanité. Bien entendu, sur l’instant, je n’en avais aucune idée. Sur l’instant, seule m’absorba la catastrophe personnelle que cet incident merdique représentait. Croyez-moi, la calamité se suffisait déjà à elle-même, sans savoir que le destin de millions de gens se trouvait dans la balance, sans même avoir la plus vague idée que je mettais en marche l’explosion de tout ce que je connaissais.
Voici ce qui se produisit. Alors que j’attrapais mon cartable par sa poignée, la fermeture, usée par des années de manipulations, de déplacements, de tiraillements, de soulèvements, de traînements, de coups de pied, de chutes et de mauvais traitements, choisit cet instant-là pour céder. Peut-être était-ce le fardeau inaccoutumé des CD de Double Eddie, de mes cassettes de musique, du Meisterwerk et de ce paquet de chez Seligmanns Verlag, posté à tort dans ma niche. Peu importe. La plaque en laiton en trois parties qui accueillait la languette de la fermeture s’arracha à ses amarres agrafées et pourries, ouvrant en grand la gueule défunte du cartable pour expédier quatre cents pages non reliées de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, dans les remous désordonnés d’une brise de mi-mai qui tourniquait autour du parking.
« Oh, non ! hurlai-je. Par pitié, non ! Non, non, non, non, non, non ! », tout en courant d’un coin à l’autre en cherchant à happer le tourbillon de pages emportées par le vent, comme un chaton giflant des flocons de neige.
Il existe à la télé une émission où des célébrités agissent de même avec de l’argent. Mille billets de banque sont projetés en l’air par une soufflerie, et un couillon doit en récupérer le plus possible. Attrapez une brique, ça s’appelle. Présenté par le type, là, qui ressemble à Kenneth Branagh quand il porte la barbe façon Shakespeare. Edmunds. Noel Edmunds. Ou Edmonds, peut-être bien.
L’essentiel de la table des matières avait atterri sous les roues de ma Renault/celle de Jane en un tas qui ne craignait rien. Le reste, le corps puissant de ce noble ouvrage, y compris l’appendice, les tables, la bibliographie, l’index et les remerciements, voletaient en toute liberté.
Me courbant en deux pour retenir contre mon torse les pages sauvées, je titubai d’un tourbillon de papiers au suivant, les saisissant et les crochant comme une mouette pêchant des harengs. Bon, d’accord, je ne pouvais pas être à la fois un chaton giflant des flocons de neige et une mouette pêchant les harengs.
« Bon Dieu d’enfer de merde, non ! Revenez, saloperies ! hurlai-je. Par pitié ! »
Mais je n’étais pas seul.
« Mon Dieu, mon Dieu ! Quel malheur. » Je me retournai pour découvrir un vieillard qui traversait lentement le parking, en ramassant calmement une page après l’autre.
Il me parut, dans ma fièvre et mon affolement et malgré ma gratitude pour l’assistance qu’il m’apportait, que c’était très facile pour lui, car partout où il passait les courants d’air semblaient s’évanouir et les pages voleter sans vie jusqu’au sol, ravies qu’il les ramasse. Ce n’était pas possible. Mais je m’arrêtai, j’écarquillai les yeux et je vis que c’était possible. Vraiment. Réellement. Partout où il allait, le vent tombait devant lui. Comme le sorcier qui dompte les balais et les seaux dans la séquence de « L’apprenti sorcier » de Fantasia. Ce qui me laissait, bien entendu, le rôle de Mickey Mouse.
Le vieil homme se tourna vers moi. « Il vaut mieux approcher dans le sens du vent », dit-il en prononçant les V en F, à l’allemande, « votre corps protège les feuilles.
— Oh, dis-je. Merci. Ouais. Merci bien.
— Et vous devriez peut-être lacer vos chaussures ? »
Il y a toujours un gros malin, non ? Quelqu’un pour vous donner l’impression que vous n’avez pas un gramme de bon sens. Mon père était comme ça jusqu’à ce qu’il apprenne que mieux valait ne pas essayer de m’enseigner les plus modestes rudiments d’ébénisterie ou de voile. Et puis il est mort avant que j’aie pu le remercier en manifestant le moindre intérêt. Le gros malin ici présent portait la barbe, préférant le modèle Tolstoï au Branagh-Shakespeare, et il continuait à avancer sereinement à travers le parking en ramassant les feuilles volantes qui se couchaient et faisaient les mortes à son ordre.
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