Grosse affaire, bien entendu, le marquage génétique. On raconte au monde qu’on travaille sur un plan énorme baptisé Projet Génome Humain, de la Bonne Science, du Progrès de l’Humanité, des Frontières de la Connaissance, du louable et du noble – voire du Nobel –, tout ça, mais en fait, on essaie de découvrir un nouveau gène pour lui coller dessus un maximum de brevets avant qu’un autre le repère à son tour. Rien qu’à Cambridge, on trouve des dizaines de compagnies « biotechniques » privées. Dieu sait dans quel genre de pots-de-vin et de saletés ils sont impliqués. Pas Jane, elle ne serait pas corruptible, évidemment. Jamais.
Parfois, je l’attaquais sur la nature de son travail.
Que ferais-tu si tu découvrais qu’il existe réellement un gène de l’homosexualité ? Ou que les Noirs ont moins d’intelligence verbale que les Blancs ? Ou que les Asiatiques sont plus doués pour les chiffres que les Blancs ? Ou que les Juifs sont congénitalement méchants ? Ou que les femmes sont plus bêtes que les hommes ? Ou les hommes plus bêtes que les femmes ? Ou que la religion tient à une prédisposition génétique ? Ou que tel gène détermine des tendances criminelles et tel autre prédispose à l’Alzheimer ? Tu sais bien, les conséquences pour les assurances, les munitions que cela fournirait aux racistes ? Tout ça ?
Elle répondait qu’elle verrait ça le moment venu et que, de toute façon, son travail se situait dans un domaine différent. Et d’ailleurs, si toi, en tant qu’historien, tu découvrais que Churchill s’était tapé la Reine durant toute la Guerre, est-ce que ce serait ton problème ? Tu exposes des faits. Au commun de l’humanité la tâche de les interpréter. Il en va de même avec la science. Que Dieu n’ait pas créé Adam et Ève n’était pas le problème de Darwin, mais celui des évêques. Ne t’en prends pas au messager, expliquait-elle avec calme, grandis un peu et pose-toi plutôt des questions.
De l’ongle, je flanquai une chiquenaude contre la paroi du goutte-à-goutte. Donald, l’assistant de recherches de Jane, s’était éclipsé avec embarras dix minutes plus tôt pour aller la chercher. J’entendis une porte claquer au bout du couloir et je me redressai. Elle n’aimait pas qu’on touche à ses affaires.
« Hé bien, merde. La bête est là, en effet. Elle a le front de se présenter devant nous.
— Salut, mon bébé…
— À quoi as-tu touché ? Montre à maman ce que tu as tripoté et salopé, pour nous éviter de devoir le découvrir plus tard.
— Rien du tout ! Je n’ai rien touché… Enfin, j’ai simplement tapoté le tuyau, là. Le liquide restait coincé, alors je l’ai aidé à avancer. C’est tout. »
Jane me fixa avec horreur. « C’est tout ? C’est tout ? » Elle hurla à la porte : « Donald ! Donald ? Venez ici ! Il faut tout recommencer. Dix semaines foutues en l’air. Bon Dieu ! »
Donald accourut. « Quoi ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Jane, j’ai donné une toute petite tape, je jure…
— Ce connard a simplement secoué le réactif méthyle orange dans le tuyau de tartration.
— Mais bon Dieu, Jane, me lamentai-je, ça n’a quand même pas changé les choses à ce point, si ? »
Donald fixa la tuyauterie. « Oh, bon Dieu, dit-il. Non ! Non ! » Il s’effondra sur la paillasse et enfouit son visage entre ses mains.
Je poussai un soupir de soulagement et je me retournai pour faire face à Jane. « C’était une sale blague, c’était cruel, en fait. Si Donald n’était pas un menteur aussi minable, ça m’aurait vraiment perturbé. »
Les sourcils de Jane remontèrent vivement. « Oh, dit-elle, alors, comme ça, c’était cruel ? Je vois. Ça t’aurait perturbé.
— Écoute, je sais ce que tu vas dire…
— Vandaliser ma voiture, la faire enlever par la fourrière pour parking illicite. Ça, ce n’étaient pas des blagues cruelles qui m’auraient perturbée ? C’étaient les tendres réflexes d’une âme aimante et torturée. Des jeux romantiques nés d’un bel esprit complexe. Pas du tout puérils : adultes. Un commentaire plein d’ironie sur l’amour et l’échange. Un compliment tout à fait merveilleux. Je devrais te remercier. »
Je déteste vraiment quand elle se met dans ces états-là. Et Donald en train de ricaner, comme s’il savait de quoi elle parlait.
« Ouais, ouais, ouais, dis-je en levant une main. C’est bon.
— Laissez-nous, Donald, dit Jane en s’installant sur un tabouret. J’ai besoin d’avoir une conversation avec ce phénomène. »
Donald, comme moi un rapide du rougissement, sortit de la pièce à reculons, tout pataud. « Ho. Oui. D’accord, bien sûr. Je vais… Oui. K. »
J’attendis que le battement des portes s’apaise avant d’oser lever les yeux vers ce regard moqueur.
« Désolé », dis-je.
Les mots tombèrent avec un bruit mat dans un silence d’une longueur douloureuse.
Elle n’avait pas vraiment le regard moqueur. Je n’aurais pu lui attacher aucune qualité. J’aurais pu le qualifier de froid, ou d’ironique. Ou de calculateur. C’était le regard de Jane et pour n’importe qui d’autre, il aurait pu paraître a) amical, b) gentil, c) amusé, d) provocant, e) sexy, f) impérieux, g) sceptique, h) admiratif, i) passionné, j) racoleur, k) terne, l) intellectuel, m) méprisant, n) embarrassé, o) apeuré, p) faux, q) désespéré, r) ennuyé, s) satisfait, t) plein d’espoir, u) inquisiteur, v) inflexible, w) furieux, v) attentif, x) déçu, y) pénétrant ou z) soulagé.
Il était tout cela. Je veux dire, il s’agissait d’une paire d’yeux humains, le miroir de l’âme. Pas le miroir de la sienne, mais de la mienne. J’y plongeais le regard avec le sentiment d’avoir agi en immense couillon et donc, naturellement, j’en retirais un regard moqueur.
Soudain, à ma surprise, elle sourit, se pencha en avant et me caressa la nuque.
« Oh, Pup, dit-elle. Qu’est-ce que je vais faire de toi ? »
Un mot sur cette histoire de Pup.
Les gens m’appellent Pup. P’tit Chiot.
Voilà l’histoire.
Vous êtes sur le point d’entrer dans une grosse université, vêtu d’un veston, d’une cravate et d’un pantalon chic, ceux que Maman a achetés spécialement pour le grand événement. Vous vous appelez Michael. Vous avez deux ans de moins que tout le monde, et c’est pratiquement la première fois que vous vous retrouvez loin de chez vous. Que faire ? Un voyage en train de Winchester à Cambridge nécessite de traverser Londres pour changer de gare. Donc, vous débarquez dans le West End, pour en revenir avec une sérieuse coupe de cheveux, un pantalon hyper flottant, un T-shirt qui beugle « Suce-moi l’âme », une doudoune kaki et le nom Puck. Vous remontez à bord du train pour Cambridge, réincarné en mec à la coule. On tolérait plus ou moins l’emploi de mec et de à la coule, il y a huit ans. De nos jours, évidemment, seuls les publicitaires et les journalistes parlent encore comme ça. Ce qu’on dit vraiment dans la rue aujourd’hui, j’en sais moins que rien. J’ai laissé tomber ces préoccupations peu de temps après avoir été latté deux fois et m’être entendu dire de dégager, connard.
J’ai choisi Puck, parce que j’avais joué le rôle à l’école dans une représentation du Songe d’une nuit d’été, et j’avais trouvé que ça m’allait pas mal. Spike, Yash, Blast, Spit, Fizzer, Jog, Streak, Flick, Boiler, Zug, Klute, Rogne – j’ai passé toute la liste en revue. Puck me paraissait cool sans sombrer dans l’agressivité. Malheureusement, à mon premier repas au réfectoire, il y avait eu une confusion.
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