« Chouette. Comment vas-tu ? Où est ta mère ? Et Hefferlich ? » Il n’arrivait pas à dire « Oncle Erich ».
Pili avait ouvert la porte juste assez pour voir.
« Ils sont sortis. Je terminais mon dessin.
— Partis où ?
— Répétition pour le défilé. Je m’occupe de tout. C’est ce qu’ils m’ont dit.
— J’imagine. Je peux entrer te dire un mot ? »
Il s’était attendu à de la résistance. Le garçon s’écarta sans un mot et March franchit le seuil de la maison de son ex-femme, pour la première fois depuis leur divorce. Il apprécia le mobilier d’un coup d’œil : bon marché, mais de belle apparence ; le bouquet de jonquilles fraîches sur la cheminée ; la netteté des surfaces sans un grain de poussière. Elle avait fait pour le mieux, en regardant à la dépense. Tout cela était prévisible. Même l’image du Führer au-dessus du téléphone — une photo du vieil homme étreignant un enfant — était typique : le principe divin, pour Klara, avait toujours été un dieu bienveillant, plutôt le Nouveau Testament que l’Ancien. Il enleva sa casquette. Il se sentait dans la peau d’un voleur.
Il resta debout sur la moquette de nylon et commença son discours.
« Je dois partir, Pili. Sans doute pour longtemps. Et certaines personnes te diront peut-être des choses à mon sujet. Des commentaires horribles qui sont faux. Et je voudrais te dire… »
La phrase tournait court. Te dire quoi ? Il se passa la main dans les cheveux. Pili se tenait devant lui, bras croisés, l’œil rivé sur lui. Il essaya à nouveau.
« C’est difficile de ne pas avoir de père. Mon père est mort quand j’étais tout petit — plus que tu ne l’es maintenant. Et parfois, je l’ai détesté pour ça… »
Ce regard froid.
« … Mais c’est passé et puis… Il m’a manqué. Et si je pouvais lui parler maintenant — lui demander… Je donnerais tout… »
« … que tous les cheveux humains coupés dans les camps de concentration soient utilisés. Les cheveux humains seront traités pour être utilisés dans les fabriques de feutre industriel ou les filatures… »
Il n’aurait pu dire depuis combien de temps il était là, silencieux, la tête penchée. Finalement il ajouta : « Je dois m’en aller. » Pili s’avança et tira sur sa main.
« Ça va, papa. S’il te plaît, ne t’en va pas. S’il te plaît. Viens voir mon dessin. »
La chambre du garçon ressemblait à un poste de commandement. Des modèles réduits de jets de la Luftwaffe assemblés à partir de kits plastiques semblaient évoluer en piqué, suspendus au plafond par du fil à pêche invisible. Sur un mur, une carte du front Est, avec épingles à têtes colorées pour signaler la position des armées. Sur un autre mur, une photo de groupe de l’unité Pimpf de Pili — genoux nus et visages solennels, sur fond de mur de béton.
En dessinant, il n’arrêtait pas de commenter, avec effets sonores.
« Voilà nos jets — whoaaaw ! — et voilà les antiaériens des Rouges. Wham ! Wham ! » Des traits de pastel jaunes s’élançaient vers le ciel. « Maintenant on leur en met plein les gencives. Feu ! » Des petits œufs noirs de fourmis arrosèrent l’ennemi, créant des couronnes rouges déchiquetées de feu.
« Les cocos rassemblent leurs chasseurs, mais ils ne valent pas les nôtres… »
Il poursuivit ainsi pendant cinq bonnes minutes, enchaînant les actions.
Sans crier gare, lassé de son jeu, Pili laissa tomber les pastels et plongea sous le lit. Il ramena une pile d’illustrés datant de la guerre.
« D’où tiens-tu cela ?
— Oncle Erich me les a donnés. Il les collectionnait. »
Pili se jeta sur le lit et commença à tourner les pages.
« Que disent les textes, papa ? »
Il tendit le magazine et March s’assit près de lui. Pili s’accrocha à son bras.
« Le soldat du génie s’est avancé jusqu’aux barbelés protégeant le nid de mitrailleuses, lut March. Quelques jets de lance-flammes et un flot mortel de pétrole embrasé mettent l’ennemi hors combat. Les serveurs des lance-flammes doivent ignorer la peur, avoir des nerfs d’acier.
— Celle-là ? »
Ce n’étaient pas les adieux que March avait imaginés, mais si c’était ce que le gosse voulait… Il s’y remit :
« “Nous voulons combattre pour la nouvelle Europe !” disent trois frères de Copenhague, ici avec leur chef de compagnie dans un camp d’entraînement SS de Haute-Alsace. Ils ont rempli toutes les conditions de race et de santé, et mènent à présent une existence virile en plein air et dans les bois.
— Et ici ? »
Il sourit.
« Allons, Pili. Tu as dix ans. Tu lis parfaitement tout ça.
— Mais je veux que ce soit toi qui le lises. Regarde ; une photo d’un sous-marin comme le tien. Qu’est-ce que ça dit ? »
Il cessa de sourire et posa la revue. Quelque chose ne tournait pas rond. Qu’est-ce que c’était ? Il comprit : le silence. Depuis plusieurs minutes, rien n’était passé dans la rue — ni une voiture ni un pas. Pas une voix. Même la tondeuse s’était arrêtée. Il vit les yeux de Pili, louchant rapidement vers la fenêtre, et il comprit.
Quelque part dans la maison : un tintement de verre. March se précipita vers la porte, mais le garçon fut trop rapide pour lui, roulant en bas du lit, s’accrochant à ses jambes, s’enroulant autour des pieds de son père, une masse fœtale, une caricature de supplication enfantine. « S’il te plaît, papa, ne t’en va pas. S’il te plaît … » Les doigts de March agrippèrent la poignée de la porte, mais il ne pouvait pas bouger. Il était ancré, ensablé sur un haut-fond. Je rêve, c’est un cauchemar , pensa-t-il. La fenêtre implosa dans leur dos, les couvrant d’éclats de verre. De vrais uniformes, maintenant, avec de vraies armes remplissaient la chambre. March fut soudain sur le dos, contemplant les petits avions de plastique qui rebondissaient follement au bout des fils invisibles.
Il entendait la voix de Pili :
« Tout ira bien, papa. Ils vont t’aider. Ils te guériront. Après, tu pourras venir habiter avec nous. Ils l’ont promis… »
Ses mains étaient immobilisées dans les menottes, étroitement serrées dans son dos, poignets vers l’extérieur. Deux SS l’adossèrent au mur, contre la carte du front Est ; Globus s’était planté devant lui. Ils avaient emmené Pili, Dieu merci.
« J’attendais ce moment, dit Globus. Comme une fraîche épousée, loin de son homme », et il lui expédia un coup de poing dans l’estomac, durement.
March se plia en deux, tomba sur les genoux, entraînant la carte et les épingles, persuadé que jamais plus il ne pourrait respirer. Globus le saisit par les cheveux et le releva ; son corps s’efforçait à la fois de vomir et d’absorber de l’oxygène ; Globus le frappa une nouvelle fois ; il s’effondra. Et ainsi plusieurs fois de suite. Finalement, alors qu’il était étendu sur la moquette, genoux repliés, Globus écrasa sa botte sur sa tempe, enfonçant la pointe dans son oreille.
« Regardez ! dit-il, j’ai marché dans une merde ! »
Très loin, March entendit des rires.
« Où est la fille ?
— Quelle fille ? »
Globus étendit posément ses doigts devant le visage de March, puis d’un coup de karaté, le frappa sauvagement aux reins.
C’était pire que tout le reste — un éclair aveuglant de douleur le parcourut de part en part et le renvoya au sol, vomissant sa bile. Et le plus insoutenable était de savoir qu’on n’en était qu’à la première station d’un interminable calvaire. Les étapes à venir s’annonçaient, ascendantes comme les notes d’une gamme, de la basse étouffée du coup dans le ventre au registre moyen des coups dans les reins, toujours plus haut, et plus haut, jusqu’à une note au-delà de la perception de l’oreille, un pinacle sonore, à briser le cristal.
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