— Allez ouvrir ce rideau, Caseman, dit Thorndyke, et donnez-nous un peu plus de lumière !
— Êtes-vous sûr qu’il est prêt pour ça ? demanda Caseman tout en se dirigeant vers la fenêtre.
— Je le pense. Il se comporte presque aussi bien qu’un Ziveur. Il a sans doute eu plus de contacts avec la lumière que nous ne le supposons.
La vague de peur submergea Jared lorsqu’il entendit s’ouvrir le rideau et perçut le violent assaut de la lumière contre ses paupières fermées.
Thorndyke posa la main sur son épaule.
— Du calme, Fenton. Rien ne vous fera de mal.
Ce n’étaient, bien sûr, que des paroles trompeuses destinées à adoucir sa méfiance. Ils voulaient lui donner un faux sentiment de sécurité puis, lorsque la torture anéantirait son espoir, leur amusement serait complet.
Il ouvrit les yeux ; il put à peine faire face à la lumière furieuse qui se déversait à flots par la fenêtre. Il les referma non seulement parce qu’il avait peur de la lumière, mais parce qu’il avait vu deux Thorndyke l’un à côté de l’autre ! Il en tremblait.
Thorndyke se mit à rire.
— Le manque de coordination entre les deux yeux rend les choses plutôt confuses, n’est-ce pas ? Vous apprendrez peu à peu les petits secrets de la focalisation.
Il prit un petit banc cloisonné et vint s’asseoir à côté du lit.
— Une petite mise au point, maintenant. Une partie de ce que je vais vous dire vous passera complètement par-dessus la tête ; le reste vous paraîtra illogique. Essayez d’y croire si vous le pouvez ; peu à peu, cela s’éclaircira. Primo : ceci n’est pas la Radiation. Nous ne sommes pas des démons. Vous n’êtes pas mort et sur le chemin du Paradis. Dans le ciel, dehors, il y a le soleil. C’est très impressionnant, mais ce n’est pas Hydrogène en personne !
— Ni Lumière Toute-Puissante, d’ailleurs, ajouta Caseman.
— Non, Fenton, affirma Thorndyke, contrairement à ce que vous croyez maintenant, vous penserez peut-être un jour à ce monde extérieur comme si c’était le Paradis.
— D’ailleurs, dit Caseman, vous apprendrez à avoir une nouvelle conception du Paradis : toujours inaccessible dans ce monde matériel, toujours dans l’au-delà, dans l’infini, mais dans un autre infini. Ce qui nous mène au fait qu’il faudra que vous échangiez vos anciennes croyances contre des nouvelles.
Il y eut un moment de silence pendant lequel Jared faillit perdre patience. Puis Thorndyke lui demanda :
— Vous êtes toujours avec nous ? Vous voulez dire quelque chose ?
— Je veux retourner au Niveau Inférieur, répondit-il sans ouvrir les yeux.
— Vous voyez ! dit Caseman en riant. Il parle !
— C’est bien ce que je pensais, fit Thorndyke avec lassitude. Mais c’est impossible. Dites-moi, que penseriez-vous de cette proposition : aimeriez-vous… hum… entendre… comment s’appelle la fille déjà ?
— Della, précisa Caseman.
Jared essaya de se lever malgré ses liens.
— Que lui faites-vous ? Est-ce que je peux la… voir ?
— Dites donc ! Celui-là sait même ce qu’il fait avec ses yeux ! Caseman, comment va cette jeune fille ? Comment se débrouille-t-elle ?
— Elle progresse vite, comme la plupart des Ziveurs, puisqu’ils n’ignorent pas totalement ce que c’est que de voir. Bien sûr, elle ne sait pas très bien de quoi il retourne, mais elle prend les choses comme elles viennent avec sagesse.
Thorndyke se tapa sur la cuisse.
— D’accord, Fenton ; vous verrez la fille demain… à la prochaine période.
C’était sans doute cela, le début de la torture. On lui faisait espérer quelque chose, puis on le soumettait au supplice de Tantale en le maintenant toujours hors de portée.
— Voilà pour le préambule, reprit enfin Thorndyke. Maintenant, nous allons vous donner une quantité de faits que vous pourrez retourner dans votre esprit en attendant qu’ils commencent à avoir un sens pour vous :
« Les deux Niveaux, ainsi que le groupe des Ziveurs, sont des descendants du Complexe de Survie U. S. n° 11. Imaginez un monde entier – pas de l’espèce que vous connaissez, mais un monde beaucoup, beaucoup plus grand – dans lequel vivent à l’étroit des milliards – vous savez ce que c’est, un milliard ? – de gens. Ils sont divisés en deux camps, prêts à se jeter les uns sur les autres avec des armes meurtrières au-delà de toute imagination. Le simple fait de les utiliser peut… hum… empoisonner l’air pendant des générations.
Thorndyke fit une pause et Jared eut l’impression qu’il avait dû raconter cette histoire des centaines de fois.
— Cette guerre est déclenchée, continua-t-il, mais heureusement, pas avant que les préparatifs pour la survie de quelques groupes – dix-sept, pour être exact – ne soient achevés. On a installé des… sanctuaires souterrains, fermés hermétiquement pour échapper à l’atmosphère empoisonnée.
— D’ailleurs, ajouta Caseman, c’était déjà une réussite remarquable que de pouvoir assurer la survie de quelques poignées d’hommes. Cela aurait été impossible sans l’usage de la force nucléaire et la découverte d’un type de vie végétale pouvant fonctionner par thermosynthèse au lieu de photo…
Le flot des paroles de Caseman s’arrêta net, comme s’il avait senti que son auditeur était incapable de le suivre.
— Vos « plants de manne », expliqua sèchement Thorndyke. En tout état de cause, ces complexes de survie étaient prêts ; la guerre fut déclenchée, et les quelques élus quittèrent leur… Paradis, si l’on peut dire. Tout l’équipement fonctionna comme prévu ; les connaissances et les institutions furent préservées, et la vie continua pour des gens qui savaient où ils étaient et pourquoi ils y étaient. Des générations plus tard, lorsque l’air extérieur se fut assaini, les descendants des survivants primitifs jugèrent qu’ils pouvaient regagner le monde extérieur sans danger.
— Sauf dans le Complexe n° 11, corrigea Caseman. Là, les choses se passèrent moins simplement.
— En effet ! admit Thorndyke. Mais revenons à nos moutons. D’après ce que j’ai entendu dire, Fenton, vous êtes un non-croyant. Vous n’avez jamais accepté que la lumière soit Dieu. Vous devez d’ailleurs avoir maintenant une idée à peu près correcte de ce qu’elle est, bien que vous soyez têtu comme un âne dès qu’il s’agit d’ouvrir les yeux.
« En tout cas, voici les faits : la lumière est une chose aussi naturelle que, disons, le bruit d’une chute d’eau. Dans sa forme première, elle provient en abondance de ce que vous jurez être « Hydrogène lui-même ». Comme vous avez dû le remarquer, nous savons aussi la produire artificiellement. Chaque complexe de survie avait un ensemble autonome pour produire de la lumière artificielle, et ils ont fonctionné jusqu’au moment où les survivants ont pu regagner l’extérieur.
Se penchant au-dessus du lit, Caseman interrompit Thorndyke.
— Sauf dans le vôtre. Au bout de quelques générations, vous avez oublié comment faire fonctionner ces ensembles, au cas où il arriverait quelque chose. Et quelque chose est arrivé…
— Il y avait un vice de construction mineur, résuma Thorndyke, et, ma foi, les lumières s’éteignirent. En même temps, la plupart des conduites d’eau surchauffées qui alimentaient votre centrale explosèrent. Les habitants durent émigrer plus avant dans le complexe, pour aller occuper d’autres salles qui étaient partiellement préparées pour recevoir un éventuel surcroît de population.
Jared commençait vaguement à se représenter de façon plus ou moins cohérente ce qu’ils voulaient lui faire croire. Le peu qu’il parvenait à comprendre était si incroyable que sa logique se révoltait. Par exemple, quel sens attribuer à un infini entièrement peuplé de milliards d’individus hostiles ? Leurs voix semblaient pourtant exemptes de toute menace. En fait, leurs mots, quoique pour la plupart dénués de sens, avaient une vertu apaisante.
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