— Quand nous étions dénués de sagesse au point de fuir les émissaires, c’était aussi notre croyance.
— Les émissaires vous trompent ! Ce sont eux qui ont asséché les sources chaudes !
— Pour nous faire réfléchir, pour que nous abandonnions les mondes. C’est aussi pour cela qu’ils mettaient des taches de Lumière sur les murs. C’est encore pour la même raison qu’ils nous ont amené à plusieurs reprises des Saintes Enceintes Tubulaires de la Toute-Puissante – pour que nos yeux puissent peu à peu s’habituer à Lumière.
Philar se mit en marche sans plus prendre garde à Jared, et les autres le suivirent.
— Revenez ! cria désespérément Jared. C’est un piège !
Mais ils avançaient sans l’écouter.
Poussant un juron, il reprit sa lente marche vers le Niveau Inférieur, de plus en plus déterminé à s’armer pour aller porter sa vengeance dans la Radiation.
En dépit de sa familiarité avec les passages proches de son monde, il finit par arriver au Niveau Inférieur couvert de plaies et de bosses.
S’adossant au mur proche de l’entrée, il se détendit enfin. Il se sentait comme après une longue maladie. Ici, tout lui était si familier qu’il pourrait avancer en toute confiance, sans même avoir besoin de ses pierres.
Le soulagement attendu ne vint pas, ni la merveilleuse sensation de rentrer chez soi – aucune exaltation. Le rideau étouffant et décourageant de l’Obscurité et le silence total créaient une atmosphère étrange et hostile, privée de l’harmonie habituelle.
Sans les clac familiers du projecteur central, le monde entier n’était qu’une vaste zone sans échos. Il claqua des mains et écouta le calme effrayant.
Le gargouillis serein des sources chaudes n’était plus là pour donner au monde une chaleur audible et perceptible. Sur sa gauche, des plants de manne moribonds apportaient aux réflexions une dissonance sèche et dure.
Au sein de l’Obscurité résidait la peur atroce qui avait arraché des cris terribles à l’Homme éternel. Jared sentait l’épouvante le gagner, une épouvante due à l’absence de Lumière. Forçant son esprit à revenir à son projet, il se dirigea d’un pas vif vers le râtelier d’armes.
Il frappa encore une fois dans ses mains pour obtenir une impression grossière des principaux points de repère grâce auxquels il se guidait. Sa mémoire suppléait les détails qu’il ne pouvait plus percevoir.
Il cria de douleur quand sa jambe heurta une énorme pierre. Vacillant dans son élan, il s’effondra.
En massant sa jambe meurtrie, il se força à se relever et insulta en pensée le survivant irresponsable qui avait enfreint la loi contre le déplacement des objets volumineux. Sa colère tomba en pensant que, s’il avait été là quand les monstres étaient venus pour les anéantir, il aurait sans doute, lui aussi, déplacé des rochers pour retenir les envahisseurs.
Il entendit un bruit sur sa droite et fit volte-face ; quelqu’un était caché dans une fissure de la paroi : une femme, qui sanglotait éperdument. Elle avait mis sa main sur sa bouche pour essayer d’étouffer les sons.
Lorsqu’il s’avança vers elle, elle hurla :
— Non, non, non !
— C’est moi, Jared.
— Allez-vous-en ! hurla-t-elle. Vous êtes l’un d’entre eux !
Il recula en reconnaissant la survivante Glenn, une veuve d’un certain âge. Démuni, il écouta vers le sol. Il ne pouvait rien faire pour calmer sa peur – rien dire pour la rassurer.
Parcourant ce monde fantomatique des oreilles, il comprit que le Niveau Inférieur ne serait plus jamais habitable. Les démons qui avaient inauguré la période du Jugement Dernier avaient vidé ce monde de toute sa signification.
Mais maintenant, c’est lui qui porterait la vengeance dans leur infini ! Il prit cette résolution au nom de la vraie Divinité que les survivants avaient bafouée par leur dévotion à la fausse Lumière Toute-Puissante.
Il fit demi-tour et se dirigea vers le râtelier d’armes.
— Non, ne partez pas ! supplia la femme. Ne me laissez pas ici pour que les monstres viennent me chercher !
Il plongea sa main dans le premier compartiment, craignant un instant de ne rien trouver. Mais ses doigts fébriles se refermèrent sur un arc qu’il mit sur son épaule. Et d’un, pour venger le Niveau Inférieur ! Deux carquois remplis de flèches vinrent rejoindre l’arc dans son dos. Pour Della et le Premier survivant ! Il prit un troisième carquois sur l’autre épaule. Pour Owen !
Dans le compartiment suivant, il trouva plusieurs lances qu’il glissa sous son bras gauche. Pour Cyrus le penseur ! D’autres lances trouvèrent place sous son bras droit. Pour Leah, Ethan et l’Homme éternel !
— Revenez ! implora la vieille femme. Ne me laissez pas seule ici, les monstres vont venir me chercher !
Elle était sortie de sa cachette et il l’entendit ramper vers l’entrée où elle pourrait couper sa retraite.
Ignorant la survivante, il s’arrêta et frappa fortement dans ses mains pour avoir une dernière impression de l’endroit où il avait vécu, pour un dernier adieu plein de nostalgie. Puis il se dirigea d’un pas ferme vers l’entrée.
Jared n’entendit le bruit des ailes que quand le son haïssable arriva presque au-dessus de lui. Il perçut en même temps l’odeur puissante de la fauve-souris et s’agita avec frénésie. Il essaya de se débarrasser des armes qu’il avait en trop pour faire face à l’assaut.
Il libéra ses épaules des carquois, jeta l’arc au loin et laissa tomber l’une des brassées de lances. À peine avait-il commencé à défaire la corde qui liait les autres lances que la fauve-souris fit irruption dans l’entrée et lança sa première attaque.
Jared plongea sur le côté. Il parvint à éviter l’animal et n’eut d’autre blessure qu’un bras lacéré par ses serres. À plat ventre, il essaya encore de détacher la corde qui entourait les lances.
Les cris aigus de la fauve-souris se mêlaient aux hurlements de terreur de la femme qui remplissaient chaque millimètre du Niveau Inférieur comme s’il y avait un projecteur central d’échos.
Faisant demi-tour contre la paroi supérieure du dôme, l’animal plongea pour une seconde attaque. Jared comprit qu’il n’aurait pas le temps de dégager un javelot avant que l’horrible chose aux serres dures comme le roc ne soit sur lui.
L’instant suivant, alors qu’il se préparait à recevoir le poids de la bête, il prit soudain conscience d’un cône de lumière qui venait du passage. Quand le cône le survola, ses yeux perçurent une grande forme sombre qui hurlait en se précipitant sur lui avec fureur.
Un frisson d’horreur le parcourut des pieds à la tête, lorsqu’il identifia l’impression comme étant celle de la fauve-souris. Si la créature avait paru hideuse sous sa forme audible, la laideur épouvantable des impressions qu’elle renvoyait grâce à la Lumière était absolument inimaginable.
La fauve-souris était si proche qu’il aurait presque pu la toucher quand il entendit un bruit énorme éclater près de l’entrée. En même temps, une mince langue de Lumière, d’un son similaire à Hydrogène lui-même, traversa le monde. Jared entendit qu’il devait y avoir un rapport entre ces deux événements et la fauve-souris qui s’arrêta net en plein vol et tomba, flasque et sans vie, presque à ses pieds.
Avant qu’il eût pu approfondir davantage le sens de cette coïncidence, le cône de lumière avança prudemment et il sentit l’odeur du monstre qui se cachait derrière. Se guidant sur les impressions de la Lumière, il donna un violent coup de pied dans les lances et la corde céda, libérant les armes qui roulèrent sur le sol.
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