— Il n’est pas si loin, tu sais, le temps où cette question t’aurait fait écharper. (Arienrhod se pencha de nouveau, le menton dans les mains.) Sparks Marchalaube s’épanouissait sous mon sourire et frémissait sous mon déplaisir. Si j’avais dit « C’est tout ? », il serait tombé à genoux et m’aurait imploré de lui confier une autre mission, n’importe quoi, rien que pour me rendre heureuse.
Elle faisait une moue boudeuse mais les mots coupaient comme des rasoirs et la déchiraient.
— Et pendant longtemps, tu t’es moquée de moi en me traitant de poire !
Les poings gantés de Starbuck étaient plantés sur ses hanches mais elle ne réagit pas au défi, elle laissa les mots accomplir leur œuvre ; et au bout d’un moment, il baissa les bras et les yeux.
— Je suis ce que tu voulais que je sois, marmonna-t-il. Je regrette que ça ne te plaise pas.
Oui… et moi donc ! Naguère, en le regardant, elle retrouvait la chaleur d’un été enfui. Mais il avait oublié l’Été, elle ne voyait plus de passé dans ses yeux verts changeants, ni le sien ni celui de Starbuck. Seulement son propre reflet : la Reine des Neiges, éternel Hiver. Pourquoi faut-il que je sois toujours trop forte pour eux ? Toujours trop forte… Qu’on m’envoie quelqu’un que je ne puisse pas détruire.
— Tu ne le regrettes pas ? Tu ne regrettes pas d’avoir laissé cela arriver, de m’avoir fait Starbuck ? Est-ce que je n’ai pas réussi la mission ?
Il ne défiait plus.
— Non, je ne regrette rien. C’était inévitable.
Mais je regrette que cela ait été inévitable… Elle trouva un sourire, une réponse au garçon incertain qui perçait.
— Et tu as très bien agi. ( Trop bien. ) Ôte ton masque, Starbuck.
Il enleva son casque noir et le tint sous son bras. Elle sourit à la vue des cheveux flamboyants, à la belle tête inchangée, au visage frais et jeune… Non, pas vraiment inchangé. Plus maintenant. Pas plus qu’elle ne l’était elle-même. Ses yeux cessèrent de sourire, ses lèvres ensuite. Ils se dévisagèrent en silence, pendant un long moment.
Il se dégagea enfin, s’étira, prit une pose d’une grâce féline consciente.
— Tu permets que je prenne un siège ? La journée a été longue.
— Je t’en prie, assieds-toi. Je suis sûre que ce doit être énervant de se vautrer jour après jour dans la dépravation aussi consciencieusement que toi.
Il fronça les sourcils en prenant un des fauteuils ailés dans l’oasis d’intimité entre le bureau et la porte, entre elle et lui.
— C’est d’un ennui mortel ! s’exclama-t-il. Chaque minute me semble durer un an, tout m’ennuie quand je suis loin de toi.
Il se laissa retomber en arrière, agité, sans espoir, en jouant avec la médaille d’extramonde pendue dans l’échancrure de sa chemise de soie.
— Ça ne devrait pas être un tel ennui de causer du tort à la Bleue… à cette femme qui nous a fait perdre Moon.
Elle forçait sa voix à rester froide, indifférente, elle aiguisait son émotion comme une arme pour punir… qui ? Il haussa les épaules.
— Ça m’amuserait davantage si je constatais des résultats. Elle est toujours au sommet.
— Naturellement ! Et elle y restera jusqu’à l’amère et horrible fin. Et chaque jour de ce qui aurait dû être une douce victoire, elle le passera en marchant pieds nus sur du verre pilé… Reste ici au palais, demain, et je te laisserai l’observer.
— Non, dit-il en baissant brusquement les yeux sur ses pieds ; elle vit avec surprise qu’il rougissait. Non, je ne veux pas voir ça, après tout.
Il tâtonna sur son ceinturon incrusté de pierreries, cherchant quelque chose qui n’y était pas, qui n’y était plus depuis longtemps.
— Comme tu veux. Si tu sais ce que tu veux ! dit-elle, mi-critique, mi-inquiète, mais il ne réagit pas, alors elle poursuivit : Je dois dire que Pala-Thion a tenu le coup plus obstinément que je ne m’y attendais. Fragile comme elle est, j’aurais pensé qu’elle aurait déjà quelques profondes fêlures. Elle doit être soutenue par quelqu’un.
— Gundhalinu. Un des inspecteurs. Les autres le détestent à cause de ça mais il s’en fiche, parce qu’il se croit meilleur qu’eux.
— Gundhalinu ? Ah oui… (Arienrhod regarda son magnétophone.) Je n’oublierai pas. Et il y a un autre extramondien, Ngenet, qui a une plantation dans l’intérieur, le long de la côte. Il paraît qu’elle est allée le voir là-bas. Une amitié aux racines douteuses…
Elle lissa ses cheveux en contemplant la fresque derrière Starbuck, la sombre blancheur d’une tempête d’hiver descendant des pics couverts de glace, cachant la vallée et le monde alentour.
— Sa plantation n’a jamais été moissonnée, n’est-ce pas ?
Starbuck se redressa.
— Non. C’est un extramondien. Je croyais que nous ne pouvions pas, à moins…
— C’est exact. Et il paraît qu’il l’interdit formellement ; il est hostile à tout le projet. Alors qu’arriverait-il, je me demande, si tu chassais sur ses réserves et si Pala-Thion ne pouvait pas te punir ?
Il rit, ne montrant plus rien de son ancienne répugnance.
— Une bonne chasse. Et la fin d’un roman ?
— D’une pierre deux coups. La Chasse finale nous rapportera des âmes.
— La Chasse finale… (Starbuck s’adossa dans le coin du fauteuil, les mains jointes.) Tu sais, j’ai entendu quelque chose d’intéressant, dans la Rue. Il paraît que la Source a reçu une visiteuse à minuit l’autre soir. J’ai entendu dire que c’était toi. Et le bruit court que tu ne tiens pas encore à voir venir la fin de l’Hiver… Qu’est-ce que tu dis de mon oreille ?
— Elle est excellente.
Elle hocha la tête, écoutant le silence qui leur tenait compagnie. Surprise, oui, mais rien qu’un peu. Elle connaissait les sources de renseignement de Sparks, elle savait qu’il employait Persiponë pour utiliser Herne. Elle approuvait même son esprit de ressource. Elle s’étonnait simplement un peu que ses intentions soient aussi évidentes pour tout le monde et se promit de surveiller Persiponë de plus près.
— Eh bien ? demanda Starbuck en appuyant ses mains sur ses genoux. Tu allais m’en parler ? Ou tu voulais me laisser continuer de croire que nous irions tous les deux dans la mer au prochain Festival ?
— Oh ! je te l’aurais dit… un jour. Mais j’aimais assez t’entendre jurer que tu ne voulais pas, ne pouvais pas vivre sans moi… mon plus cher amour.
En quatre mots inattendus, jaillis de son cœur, elle doucha la colère de Starbuck. Il se leva, traversa la salle, contourna la courbe bordée d’argent du bureau, mais elle leva les mains pour le repousser, avec une calme insistance.
— Écoute-moi d’abord. Puisque tu l’as demandé, je veux que tu le saches. Je n’ai aucune intention de marcher humblement au sacrifice, de voir tout ce que j’ai fait de ce monde jeté à la mer après moi. Je ne l’ai jamais voulu. Cette fois, par tous les dieux qui n’ont jamais eu leur place ici, ce monde ne retombera pas dans l’ignorance et la stagnation quand les extramondiens s’en iront !
— Que peux-tu faire pour l’empêcher ? Quand les extramondiens partiront, nous perdrons notre soutien, notre base de pouvoir. (Il plut à Arienrhod d’entendre ce serment inconscient d’allégeance.) Ils s’en assureront. Et ensuite, nous ne pourrons pas repousser l’Été, pas plus que nous ne pouvons repousser les saisons. Ce sera de nouveau le monde des Étésiens.
— Tu as subi un lavage de cerveau, affirma-t-elle, indiquant d’une main lourde de bagues la ville au-delà des murs. Les Étésiens se réuniront ici en ville pour le Festival, ici sur notre territoire. Il nous suffit d’avoir quelque chose qui les prendra par surprise, une épidémie. Une maladie contre laquelle les Hiverniens sont heureusement immunisés, grâce aux miracles de la médecine d’extramonde.
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