L’obscurité amplifiait le bruit de leur respiration, le silence de l’homme. Arienrhod se taisait aussi. Enfin, elle devina une légère inclinaison de tête et il dit :
— Oui, je m’en occuperai pour le prix convenu. Cela me fera plaisir de savoir que vous régnez sur Tiamat, une fois que nous serons partis, sans l’eau de vie pour rester jeune. Régner sur Escarboucle après notre départ… Ce ne sera plus la même ville sans nous, vous savez. Plus du tout la même.
Son rire claqua comme un coup de fouet. Arienrhod se leva sans un mot et ce fut seulement le dos tourné, alors qu’elle quittait la pièce, qu’elle se permit un froncement de sourcils.
— Bons dieux, qu’est-ce que tu fous ?
Tor sursauta d’un air coupable quand la voix la surprit, dans le couloir… la voix de Herne ; elle venait de passer devant la chambre qu’elle lui avait réservée, là dans le casino. La plupart des autres, dans ce couloir, étaient utilisées par les prostituées et leurs clients. Mais un nouveau jour se levait dans le monde extérieur et le corridor était désert ; pour un bref temps de repos, le casino était fermé.
Elle se retourna avec une lenteur voulue pour toiser Herne. Il était lourdement accoté contre le coin de sa porte, ses jambes impotentes prisonnières de l’exosquelette motorisé encombrant qui lui permettait de se déplacer tant bien que mal sans aide. Une courte tunique serrée à la taille, négligemment enfilée par la tête, le couvrait à peine décemment. Elle fronça les sourcils.
— J’ai un important rendez-vous. Qu’est-ce que ça peut te faire, grand-mère ?
— Habillée comme ça ?
Elle baissa les yeux sur sa combinaison. Elle voyait sa figure dans le miroir du souvenir, dépouillée de sa personnalité peinte, sa propre personne terne, lasse de faire semblant d’être ce qu’elle n’était pas, heureuse de voir dépasser ses propres cheveux mous et sans couleur définie de sous la perruque coiffée d’or.
— Pourquoi pas ?
— Il n’y a que toi pour poser une question pareille !
Il ricana avec dégoût, tira sur sa tunique. Il avait les yeux injectés de sang, les traits lourds de fatigue ou de drogue, ou des deux.
— Si je m’habillais pour t’exciter, je ne tirerais pas grand-chose de mon investissement.
Satisfaite, elle le vit pincer les lèvres. Le temps ne l’avait pas rendue comme lui. Et n’y arrivera jamais. Elle se rendait à une entrevue avec Sparks Marchalaube, pas à un rendez-vous avec un amant ; le temps l’avait façonnée plus à son image qu’à celle de Herne. Elle avait du mal à se souvenir qu’il avait été ce petit Étésien effrayé qu’elle avait ramassé dans une ruelle. Depuis ce jour, elle avait changé physiquement, au point que parfois elle se reconnaissait à peine ; mais elle savait que, si elle rejetait les artifices, elle se retrouverait aussitôt. Tandis qu’elle avait vu l’âme, ou l’esprit ou le cœur de Sparks Marchalaube lentement suffoqué par quelque chose d’inhumain…
— Et qu’est-ce que tu fais, planté dans le couloir comme une racoleuse ? Tu espionnes les gens pour moi, pas le contraire. Va te dessoûler et dormir. Comment veux-tu faire ton boulot si tu restes debout toute la journée ?
Elle-même aurait bien voulu être endormie dans son élégante chambre, en haut, plutôt que de se rendre à l’aube à une ingrate conférence.
— Je ne peux pas dormir, marmonna-t-il en se frottant la figure sur le bras appuyé contre la porte. Je ne peux même plus dormir ! C’est tous ces foutus…
Il s’interrompit, la regarda brusquement comme s’il cherchait quelque chose. Et puis son expression durcit.
— Ah, laisse-moi tranquille !
— Laisse la drogue tranquille, alors.
Elle s’éloigna. La voix de Herne la rattrapa.
— Qu’est-ce qu’elle faisait ici, hier soir ?
Tor s’arrêta, comprenant qu’il avait vu passer et reconnu la visiteuse de minuit. Arienrhod, la Reine des Neiges. La reine était emmitouflée dans une lourde cape ainsi que son garde du corps, mais Tor était une Hivernienne et elle connaissait sa reine. Elle s’étonnait cependant que Herne la connaisse ou s’intéresse à ce qu’elle faisait.
— Elle est venue pour voir la Source. Je n’en sais pas plus que toi sur ce qu’ils ont fait.
Il rit méchamment et regarda à droite et à gauche dans le couloir.
— Je devine ce qu’ils n’ont pas fait !… Ce sera bientôt le dernier Festival, la fin de tout pour Arienrhod. Elle n’a peut-être pas envie de tout remettre aux Étésiens, après tout.
Il sourit, un sourire de fer plein d’un inexplicable amusement.
Tor ne broncha pas mais elle était frappée par le rappel de l’imminence inévitable du Changement.
— Il en a toujours été ainsi, sans quoi il y aurait… une guerre, ou je ne sais quoi. Nous l’avons toujours accepté. Quand les Étésiens viendront…
Il ricana.
— Les gens comme toi acceptent le Changement. Les gens comme Arienrhod procèdent à leurs propres changements. Est-ce que tu renoncerais à tout, après avoir été reine pendant cent cinquante ans ? Si tu pouvais mettre la main sur les archives officielles, je te parie tout ce que tu veux que chaque Reine des Neiges a tenté de conserver éternellement l’Hiver ici. Et elles ont toutes échoué. (Le sourire revint.) Toutes.
— Qu’est-ce que tu en sais, étranger ? riposta Tor, chassant ces propos d’un geste. Ce n’est pas ton monde. Elle n’est pas ta reine.
— Il l’est, maintenant.
Il leva les yeux mais il n’y avait que le plafond au-dessus de sa tête. Il se redressa, traînant ses jambes inutiles dans leurs cages d’acier, et tourna le dos à Tor.
— Et Arienrhod sera éternellement la reine de mon monde.
Le temps s’écoule à rebours. Moon était suspendue comme elle l’avait déjà été, dans le cocon entouré de contrôles au cœur du vaisseau. Tout était pareil, jusqu’à l’image tonnante de la Porte Noire sur l’écran devant eux. Comme si elle n’avait jamais franchi la Porte, comme si elle n’avait jamais mis le pied sur un autre monde, n’avait jamais été instruite aux sources du savoir sous la tutelle d’un inconnu, un devin qui n’avait pas le droit d’exister dans son univers à elle. Comme si elle n’avait jamais perdu cinq ans de sa vie en un seul moment fatal.
— Moon chérie…
Venant d’en haut, la voix d’Elsevier l’effleura en hésitant ; doucement pressante, pleine de tension contenue. L’invisible réseau du cocon avait déjà enveloppé Moon et elle ne pouvait relever la tête vers Elsevier ; elle avait déjà du mal à respirer ou peut-être était-ce sa tension qui se refermait autour d’elle. Elle ferma les yeux, sentit une vibration parcourir le vaisseau, rendant inévitable leur destruction, à moins qu’elle… Elle rouvrit les yeux pour affronter la redoutable face du jugement.
Mais la Porte Noire n’était pas le visage de la mort, simplement un phénomène astronomique, un trou dans l’espace creusé au commencement des temps, retombant sans cesse sur lui-même. La singularité de son cœur résidait dans une autre réalité, maintenant, dans le jour éternel qui, dans l’imagination de Moon, devait être le paradis pour les sombres anges des soleils mourants de cette nuit. Mais, autour de ce cœur inconnu, le tissu de l’espace se retournait comme un gant dans le tourbillon du puits de gravité du trou noir. Entre la réalité extérieure de l’univers qu’elle connaissait et la réalité intérieure de la singularité, il y avait une zone où l’infini était accessible, où l’espace et le temps changeaient de polarité, et il était possible d’y passer sans l’entrave des lois de l’espace-temps normal. Ces limbes étranges étaient criblés de trous de vers, de trous de shrapnells, lointaines cicatrices de la naissance explosive de l’univers, jonchés d’innombrables cadavres d’étoiles mortes. Avec les instruments et les connaissances indispensables, un vaisseau stellaire pouvait se glisser d’un coin à un autre de l’espace connu.
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