Je raccrochai le téléphone à ma ceinture. « Ça te dit quelque chose, le bar de Courane ? »
Il renifla. « V’ là un zigue, un chrétien, qui s’est pointé dans la cité il y a quelques années. » Il pilotait notre voiture dans le dédale de Rasmiyya, un faubourg à l’est du Boudayin dans lequel je n’avais jamais mis les pieds. Shaknahyi poursuivit : « S’appelait Courane. Se disait poète mais personne en a vu des masses de preuves. En tout cas, il réussit à faire un malheur auprès de la communauté européenne. Un jour, il ouvre ce qu’il appelle un salon, tu vois. Ambiance bar sombre, tranquille, tout en osier, verre et inox. Plein de plantes vertes en plastique. Aujourd’hui, il n’est plus le chéri des roumis, mais il continue à jouer la mélancolie de l’expatrié.
— Comme Weinraub à la terrasse de Gargotier, remarquai-je.
— Ouais. Sauf que Courane est dans ses murs. Il reste là toute la journée sans déranger personne. Faut lui reconnaître ça. Et c’est là-bas que tu dois retrouver Chiri ? »
Je le regardai, haussai les épaules. « C’est elle qui a choisi. »
Grand sourire de Shaknahyi. « Tu tiens vraiment à te faire remarquer en débarquant là-bas ? »
Je soupirai. « Par pitié, non », grommelai-je. Ce Jirji, quel blagueur.
Vingt minutes plus tard, nous étions dans un quartier bourgeois de maisons d’un ou deux étages. Les rues étaient plus larges que dans le Boudayin et les bâtiments chaulés étaient séparés par des bandes de terrain dégagé, plantées de buissons et d’épineux en fleurs. De hauts palmiers dattiers s’inclinaient, tels des ivrognes, au bord de la chaussée. Le quartier semblait déserté, ne fut-ce que par l’absence d’enfants criant et se querellant sur les trottoirs ou se poursuivant à tous les coins de rue. C’était un quartier bien calme, bien rangé. Tellement paisible qu’il me mettait mal à l’aise.
« Courane est juste au coin », dit Shaknahyi. Il vira dans une rue plus pauvre, tout juste un passage. Un côté était délimité par le mur du fond des mêmes bâtisses à toit en terrasse. On voyait de petits balcons à l’étage et des fenêtres brillamment éclairées que fermaient des persiennes constituées de petites baguettes de bois. De l’autre côté de la ruelle, il y avait des immeubles barricadés et quelques commerces : l’échoppe d’un bourrelier, une boulangerie, un restaurant spécialisé dans les plats de haricots, un bouquiniste.
Il y avait enfin la boîte de Courane, bien déplacée dans ces parages confinés. Le propriétaire avait disposé quelques tables à l’extérieur, mais personne ne se prélassait sur les sièges d’osier peints en blanc à l’ombre des parasols Cinzano. Shaknahyi coupa le contact et nous descendîmes de voiture. Je supposai que Chiri n’était pas encore arrivée, ou bien qu’elle m’attendait à l’intérieur. J’avais des crampes d’estomac.
« Agent Shaknahyi ! » Un homme d’âge mûr vint à notre rencontre, un sourire accueillant sur le visage. Il était à peu près de ma taille, avec peut-être huit ou dix kilos de plus ; cheveux bruns, légèrement clairsemés, coiffés en arrière. Il serra la main de Shaknahyi, puis se tourna vers moi.
« Sandor, dit Shaknahyi. Je te présente mon collègue, Marîd Audran.
— Enchanté, dit Courane.
— Puisse Allah accroître votre honneur », dis-je.
Courane eut l’air amusé. « C’est cela… Bon, les gars, je peux vous offrir quelque chose ? »
Je jetai un œil à Shaknahyi. « Est-ce qu’on est en service ?
— Nân », répondit-il. Je commandai mon truc habituel et Shaknahyi un soda. Nous suivîmes Courane dans son établissement. Lequel était exactement comme je l’imaginais : tables en verre et chrome étincelant, chaises d’osier blanc, superbe bar ancien en bois sombre poli, ventilateurs de plafond aux pales chromées, et, comme Shaknahyi l’avait mentionné, quantité de plantes artificielles poussiéreuses posées dans les angles ou dans des paniers suspendus au plafond.
Chiriga était assise à une table près du fond de la salle. « Comment va, Jirji ? Marîd ?
— Ça va, dis-je. Je t’offre quelque chose ?
— J’ai jamais refusé une invitation. » Elle leva son verre. « Sandy ? » Courane hocha la tête et fila préparer nos boissons.
Je m’assis à côté de Chiri. « Bon, fis-je, mal à l’aise, je voudrais te proposer de revenir bosser au club.
— Yasmin m’avait parlé d’un truc dans le genre, répondit Chiri. Plutôt gonflé de ta part de demander ça, non ?
— Écoute, je t’ai dit quelle était la situation. Combien de temps encore vas-tu maintenir cette attitude ? »
Chiri m’adressa un petit sourire. « Je sais pas. Je m’amuse énormément. »
J’étais à bout. Mon sentiment de culpabilité a des limites. « Parfait. Va te trouver un autre boulot ailleurs. Je suis sûr qu’une grande kaffir robuste comme toi n’aura aucun mal à trouver quelqu’un d’autre qui soit intéressé. »
Chiri eut l’air blessé. « D’accord, Marîd, dit-elle en douceur. On arrête les frais. » Elle ouvrit son sac pour en sortir une longue enveloppe blanche qu’elle posa sur la table et poussa vers moi, « Qu’est-ce que c’est ?
— La recette d’hier de ton bon Dieu de club. T’es censé te pointer avant la fermeture, vois-tu, pour faire la caisse et payer les filles. Ou tu t’en fous ?
— Pas loin », dis-je en lorgnant les biftons. Il y en avait un sacré paquet dans l’enveloppe. « C’est bien pour ça que je veux t’engager.
— Pour faire quoi ? »
J’écartai les mains. « Je veux que tu surveilles les filles. Et j’ai besoin de toi pour séparer les clients de leur argent. C’est ta spécialité. Alors fais simplement ce que t’avais l’habitude de faire. »
Elle plissa le front. « J’avais l’habitude de rentrer tous les soirs chez moi avec tout le paquet. Elle tapota l’enveloppe. Et maintenant, je vais juste ramasser quelques kiams par-ci par-là, ce que t’auras décidé de lâcher. Ça me plaît pas des masses. »
Courane arriva avec notre commande et je le réglai. « Je comptais t’offrir bien plus que ce que touchent les débs et les changistes.
— C’est la moindre des choses. » Elle hocha la tête, l’air outré. « Tu sais quoi, chou ? Tu veux que je tienne la boîte à ta place, va falloir que tu craches. Les affaires sont les affaires, et le boulot c’est le boulot. Je veux cinquante pour cent.
— Tu te bombardes associée ? » Je m’étais attendu à un truc dans le genre. Chiri sourit lentement, révélant ses longues canines affûtées. Pour moi, elle valait bien plus de cinquante pour cent. « Tope là », dis-je.
Ça parut la surprendre, comme si elle ne s’était pas attendue à me voir céder si facilement. « J’aurais dû demander plus, observa-t-elle, amère. Et pas question que je danse sauf si ça me dit.
— Parfait.
— Et le nom de la boîte reste Chez Chiriga.
— Pas de problème.
— Et tu me laisses m’occuper d’engager et virer le personnel. J’ai pas envie de me carrer Fanya Belles-Gambettes simplement parce qu’elle t’aura embobiné pour se faire prendre. Cette pouffiasse se bourre tellement la gueule qu’elle gerbe sur les clients.
— T’exiges beaucoup de choses, Chiri. »
Elle me lança un sourire carnassier. « C’est chiant de rembourser ses dettes, hein ? »
Chiri était en train de profiter au maximum de la situation. « D’accord, tu t’occupes du recrutement. »
Elle s’interrompit pour boire son second verre. « Au fait, reprit-elle, c’est cinquante pour cent de la recette brute que je touche, n’est-ce pas ? »
Elle était terrible. « Euh, ouais, fis-je en riant. Qu’est-ce que tu dirais que je te raccompagne dans le Boudayin ? Tu pourrais commencer à bosser cet après-midi.
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