— Je suis le Hierchon Ormilla, dirigeant de la Mercatoria d’Ulubis et chef du Gouvernement mercatorial en exil. Ceci est mon vaisseau, le chaland Creumel. Ma famille, mon équipe et moi cherchons asile.
— Bienvenue sur Nasqueron, Hierchon Ormilla.
* * *
— Comment te traitent-ils, Sal ?
Liss était venue rendre visite à Saluus dans sa cellule profondément enfouie dans les entrailles du Luseferous VII. Une membrane transparente, fine et extrêmement solide, accrochée à l’encadrement de la porte, la précéda dans la petite pièce. Assis à un bureau moulé dans la paroi, Sal était occupé à lire sur un moniteur.
— Ils me traitent assez bien, répondit-il.
À cause de la membrane, sa voix était comme étouffée, étrangement lointaine. Il se leva.
— Et toi ?
— Moi ? Je suis une héroïne, Sal. Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle en désignant le moniteur du menton.
— Je lis l’histoire glorieuse du Culte des Affamés et de leur illustre leader, l’Archimandrite Luseferous.
— Ah !…
— Liss, dis-moi que tout n’était pas prévu depuis le départ.
— Tout n’était pas prévu, Saluus.
— Tu t’appelles réellement Liss ?
— Quelle importance ?
— Ce n’était pas planifié, n’est-ce pas ? Je veux dire, mon enlèvement ?
— Bien sûr que non, dit Liss en s’affalant sur une chaise moulée, près de la porte. L’inspiration m’est venue comme cela, sur le moment.
Sal lui laissa le temps de développer, mais elle n’ajouta rien de plus. Elle se contenta de le regarder sans rien dire.
— Je t’ai donné l’idée moi-même, pas vrai ? reprit Sal. Je t’ai dit que Thovin m’avait accusé à mots couverts de me préparer à fuir.
— Pendant longtemps, je me suis demandé comment t’utiliser. Et puis, finalement, j’ai pris une décision de dernière minute. Nous étions là, le vaisseau était prêt, je savais que tu étais capable de le piloter, que ce n’était pas très difficile, expliqua-t-elle en haussant les épaules. Ils auraient fini par le réquisitionner et par l’équiper d’une tête nucléaire pour en faire un missile.
— Tu n’as vraiment rien trouvé de mieux, comme idée ?
— Nous aurions peut-être pu en faire davantage, mais j’en doute. Je savais que ta disparition serait déstabilisante, que la rumeur de ta trahison se propagerait vite et que le moral de la population en souffrirait grandement. Voilà, j’ai réussi mon coup.
— C’était très opportuniste de ta part.
— Je suis une Dissidente. Nous apprenons très jeunes à penser par nous-mêmes, à improviser.
— J’étais dans ton collimateur depuis le début ? J’étais une sorte de cible pour toi ?
— Non. C’était par opportunisme, une fois de plus. Pas mal, non ?
— Et Fassin ?
— Un gars utile. Pas très compétent pour jouer aux espions, mais néanmoins un contact intéressant. Après tout, c’est grâce à lui que je t’ai rencontré. Il doit être mort à l’heure qu’il est, mais qui sait ? Il a disparu sur Nasq.
— Que se passe-t-il ? Dans le système, je veux dire ? La guerre a éclaté, n’est-ce pas ? Ils ne veulent rien me dire, et ce moniteur ne me permet d’accéder qu’à la bibliothèque.
— Oh ! oui, la guerre a commencé.
— Et ?
Liss secoua la tête en sifflant.
— Les vaisseaux qui sortent de tes usines se prennent une belle branlée. Le combat est très inégal. Tu sais, ces histoires de glorieux combats spatiaux, de sacrifices ? Des conneries, ni plus, ni moins. La guerre spatiale est presque terminée. Le Hierchon s’est évanoui dans la nature.
— Les combats concernent juste les militaires ? Des villes ou des Habitats ont-ils été touchés ? demanda-t-il en la regardant longuement dans les yeux, avant de baisser la tête. Beaucoup de mes proches sont là-bas, Liss.
— Oui, tu es un être humain ordinaire, Saluus. Pas la peine d’en rajouter, de jouer la comédie.
Il lui lança un regard noir, mais ne parvint pas à l’impressionner. Elle était toujours vêtue de sa fine combinaison spatiale, aujourd’hui bleu pastel, pour aller avec ses yeux. Son casque rétracté formait un col épais autour de son cou, la forçait à se tenir bien droite et donnait l’impression que sa tête était posée sur un plateau.
— Pour le moment, ils se sont contentés de prendre Borquille, expliqua-t-elle, radoucie. Cela s’est passé de façon assez confuse ; toutefois, aucune atrocité n’a été commise.
Il soupira et se laissa aller sur sa chaise, contre le mur.
— Pourquoi est-ce que vous – les Dissidents – coopérez avec ces… avec ces types ?
— Pour que vous nous laissiez enfin en paix.
— Nous ? Tu veux dire la Mercatoria ?
— Évidemment que je parle de cette saloperie de Mercatoria !
— Il n’y a pas d’autre raison ?
— L’équation est on ne peut plus simple, Sal : plus vous avez de chats à fouetter, moins vous avez de temps à consacrer au massacre des Dissidents.
— Nous ripostons parce que vous nous attaquez.
Liss s’affaissa dans son siège, les jambes légèrement écartées, et roula des yeux.
— C’est pas vrai, tu ne comprendras donc jamais rien ? lâcha-t-elle dans un soupir. Non Saluus, reprit-elle en se prenant la tête à deux mains et en se redressant, vous nous attaquez parce que nous refusons de faire partie de votre putain de Mercatoria. Vous refusez de nous laisser vivre en paix, car vous craignez que notre exemple soit imité. Vous prenez pour cibles nos Habitats, nos vaisseaux, vous nous massacrez par millions. Nous, nous nous attaquons à votre armée et à vos infrastructures. Et vous nous traitez de terroristes, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se relevant. Tu peux aller te faire foutre, Sal. Tu es égoïste et arrogant. Tu es intelligent, mais tu refuses de réfléchir. Alors, tu peux aller te faire mettre.
Elle tourna les talons. Sal bondit, faillit s’écraser contre la membrane transparente.
— As-tu jamais eu des sentiments pour moi ? bredouilla-t-il.
Liss se figea, se retourna.
— Tu veux dire à part du mépris ?
Elle sourit comme il baissait les yeux et se mordait la lèvre. Elle secoua une nouvelle fois la tête.
— Oh ! il m’est arrivé de m’amuser en ta compagnie, lança-t-elle d’un ton condescendant.
À moins que ce ne fût le contraire.
Elle sortit sans lui laisser le temps de trouver quelque chose à répondre.
* * *
L’Habitat 4409 et tous ceux qui y vivaient étaient condamnés à mort. C’était ce qu’on leur avait dit. Dur à croire. Non, ce n’était pas forcément une fatalité.
Tout le monde ne réagit pas de la même manière. D’aucuns participèrent à des émeutes et furent sévèrement ou sauvagement punis – selon le côté duquel on se plaçait. D’autres se réfugièrent dans des paradis artificiels divers. D’autres encore se rendirent compte qu’ils voulaient passer leurs dernières heures avec les gens qu’ils aimaient vraiment, et non pas avec ceux qu’ils appréciaient tout juste. Beaucoup – bien plus que Thay ne l’aurait imaginé – choisirent de se réunir dans le grand parc situé à l’extrémité de l’Habitat, à l’opposé du palais du Diégésien. Ils étaient debout, se tenaient par la main, colliers de perles, nœuds humains, bouquets de mains jointes, cordes ondulantes et interminables. Vus du dessus, se dit Thay, ils devaient dessiner une sorte de cerveau, avec ses circonvolutions, ses cellules, ses ramifications et ses dendrites.
Thay Hohuel leva les yeux, essaya de voir au-delà des grappes de nids accrochées le long de l’axe, là où devaient se trouver le palais et la place carrée, où, de nombreuses années plus tôt, elle avait manifesté avec les autres.
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