Elle comprit soudain qu’elle était venue ici pour mourir. Elle ne s’attendait simplement pas à ce que cela vienne si vite. Elle n’avait jamais oublié les autres, avait toujours fait son possible pour rester en contact avec eux, même lorsqu’ils semblaient peu prompts à se rappeler leur passé. Elle avait essayé de ne pas se montrer trop insistante, mais se faisait peu d’illusions sur ce qu’ils pensaient d’elle. Pour elle, le passé était très important et les personnes qu’ils avaient tous été comptaient énormément.
Elle avait donc été une sorte de nuisance pour eux tous, car elle les avait empêchés de l’oublier définitivement, d’oublier leur jeunesse, d’oublier cette pauvre K, qui les réunissait et les divisait à la fois. Mome, Sonj, Fassin et elle : ils se seraient de nouveau croisés, n’est-ce pas ? Ils auraient organisé une sorte de réunion, et cela se serait passé très naturellement. À moins que le fantôme de K, avec lequel ils étaient tous condamnés à vivre, n’ait définitivement pollué leurs relations.
Peu importait, finalement. Elle avait organisé elle-même sa propre petite réunion, dans son vieil Habitat, avec ses vieux souvenirs et son ancien moi. Quand elle s’était sentie proche de la mort – encore une ou deux années, pas plus –, elle avait pris la décision de revenir ici, à la source, là où elle était réellement entrée dans l’âge adulte. La guerre imminente n’avait fait que la conforter dans son idée. S’ils étaient réellement tous menacés, si tous les vaisseaux, villes, agglomérations, Habitats, institutions et autres étaient des cibles valables pour l’envahisseur, alors autant mourir dans un endroit qui signifiait vraiment quelque chose pour elle. Dans cet Habitat, ce tronçon d’astéroïde évidé, ce cadre de référence rotatif, elle bouclerait la boucle, serait prête à cesser d’exister. Car c’est là qu’elle avait symboliquement vu le jour.
Elle avait occupé de nombreuses fonctions, avait changé de voie une bonne dizaine de fois, avait toujours su trouver de nouveaux centres d’intérêt, des passions neuves. Elle avait eu de nombreux amants, deux maris, deux enfants partis depuis longtemps vivre leur vie. Elle se sentait un peu coupable d’être venue ici par pur égoïsme, mais elle se disait aussi qu’elle faisait une faveur à ceux qu’elle aimait et qu’elle avait aimés. Qui parmi eux aurait vraiment voulu la voir s’éteindre ?
Si on leur avait posé la question, tous probablement. Sauf que ce n’était pas vrai.
Elle était donc revenue ici, sur l’Hab de la joie – plus si joyeux, bouillonnant, ni bohème que cela, d’ailleurs – pour mourir. Toutefois, elle s’attendait à quitter ce monde dans une ambiance plus calme, seule, dans un an ou deux, et non pas violemment, avec tout le monde, quelques mois seulement après son retour.
Le Hierchon Ormilla était en exil sur Nasqueron. Le nouveau patron, le type qui se faisait appeler l’Archimandrite Luseferous, voulait qu’il se rende. Le Hierchon refusait de coopérer. Luseferous ne voulait pas se mettre les Habitants à dos, ce qui l’empêchait d’attaquer Nasqueron – apparemment, et aussi surprenant que cela puisse paraître, les Habitants, excentriques, chaotiques, erratiques et technologiquement incultes, étaient en mesure de se défendre. La situation était donc bloquée. Luseferous ne pouvait pas entrer, et Ormilla refusait de sortir.
L’Archimandrite avait donc menacé de détruire une ville ou un Habitat par jour si le Hierchon persistait à ne pas coopérer avec les forces occupantes. Ensuite, le rythme passerait à une colonie toutes les heures.
Selon une rumeur persistante, Afynseise, une petite ville côtière de Poroforo, sur Sepekte, avait été balayée la veille. Cependant, l’Habitat était complètement isolé depuis déjà trois jours, et il n’y avait aucun moyen de la vérifier.
L’Hab 4409 comptait environ quatre-vingt mille habitants, ce qui en faisait une colonie de taille relativement modeste. Il était néanmoins second sur la liste des centres de population otages, et l’ultimatum expirait dans deux minutes seulement. Après un communiqué laconique et plein de défi envoyé dans l’après-midi, Ormilla avait observé un silence radio total. Un navire de guerre ennemi stationnait dans les parages depuis deux jours, date à laquelle l’Archimandrite avait lancé son ultimatum. Depuis, rien ni personne n’avait été autorisé à quitter ou à approcher la colonie. Quelques appareils avaient tenté leur chance et avaient été détruits. D’aucuns avaient demandé l’autorisation d’évacuer les enfants, les malades, les représentants de l’autorité prêts à collaborer. En vain. Il avait même été annoncé que les combinaisons spatiales et autres petits appareils individuels qui pourraient survivre à la destruction de l’astéroïde seraient systématiquement pris pour cibles.
Personne ne doutait de la détermination de l’Archimandrite ; peu nombreux étaient ceux qui croyaient encore que le Hierchon se soumettrait si facilement.
Thay lâcha les mains qu’elle était en train de serrer – fleur aux pétales jeunes mais déjà flétris – et se courba tant bien que mal pour retirer ses chaussures, qu’elle envoya au loin, avant de joindre à nouveau ses mains à celles de ces gens. L’herbe était agréablement humide sous ses pieds.
De nombreuses personnes chantaient, pour la plupart calmement et à voix basse.
Beaucoup de chansons différentes.
Certains pleuraient, sanglotaient, geignaient ou criaient. Mais ceux-là étaient loin d’elle.
Il en était même un pour compter à rebours les secondes qui les séparaient de minuit.
Minuit sonna enfin. Un énorme puits de lumière aveuglante transperça le centre de l’Hab, à cinquante mètres à peine de l’endroit où se tenait Thay, qui dut lâcher les mains de ses compagnons pour se protéger les yeux, comme eux tous. Une rafale brûlante la fit tomber par terre, rouler sur le sol en même temps que des centaines d’autres personnes. Le faisceau se divisa alors en deux et entreprit de découper l’Habitat dans le sens de la longueur, faisant exploser immeubles et nids d’habitation. Les deux moitiés de ce monde artificiel se séparèrent doucement du fait de la pression de l’air, comme l’atmosphère contenue à l’intérieur s’échappait dans le vide en tourbillonnant, en emportant dans son sillage débris et êtres humains, en écartant toujours plus les deux moitiés.
Thay Hohuel fut soulevée par une tornade au-dessus du gazon, qui lui-même commençait à se décoller et à se gondoler ; elle s’envola vers la brèche toujours plus grande. Durant les quelques secondes que dura son vol, elle s’entendit hurler, comme l’air contenu dans ses poumons était siphonné par le vide et les ténèbres. Ce fut un hurlement haut perché, puissant et sauvage, bien plus impressionnant que ce qu’elle aurait pu produire par la seule force de ses muscles. Un horrible chœur de douleur, de choc et de peur jaillit de sa bouche et de celle de ses compagnons d’infortune. Ils mouraient tous ensemble. Leurs hurlements ne se turent que lorsque le vide eut fini d’aspirer l’air de ses oreilles.
Un vortex de cadavres s’éleva lentement de l’Habitat dévasté, tourbillonna, se tordit, se scinda bientôt en deux courants distincts en forme de virgules, comme s’il s’agissait d’une sorte de ballet galactique savamment chorégraphié.
Les forces occupantes se chargèrent d’envoyer les images du carnage aux quatre coins du système.
Le Hierchon se rendit le lendemain.
* * *
L’Archimandrite Luseferous se tenait dans le nez de son navire amiral Luseferous VII , face à la vue imposante de la planète Sepekte et de son halo poussiéreux d’Habitats, d’usines orbitales et autres satellites très rarement éclairés. La pointe de son navire, sphère de plus de cent mètres de diamètre à la transparence absolue, était entièrement constituée d’une fine pellicule de diamant soutenue par des étrésillons épais comme des doigts. L’Archimandrite aimait venir ici tout seul lorsqu’il était d’humeur contemplative. Dans ces moments-là, il sentait la coque massive du Luseferous VII dans son dos, ses kilomètres et ses mégatonnes, son labyrinthe de docks, de tunnels, de salles, de halls, de casernements, d’entrepôts, de tourelles et de silos. Il serait vraiment dommage de le détruire.
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