Brimiaice savait depuis le début que cette histoire se terminerait de cette façon. Cette mission était son idée, et s’il avait insisté pour en prendre la tête, c’était uniquement parce qu’il la savait vouée à l’échec. Il aurait préféré mettre tous ses officiers au courant, mais la priorité était de garder le secret. Il s’était attendu à rencontrer quelques problèmes, mais personne n’avait fait preuve de lâcheté. Si leur plan avait miraculeusement fonctionné, ils seraient tous devenus les plus grands héros de l’Âge mercatorial. Bien sûr, il n’était pas parti pour cela – personne n’était parti pour cela –, et pourtant, c’était la vérité. Même si cette tentative désespérée n’avait servi qu’à gagner un peu de temps, eh bien, il ne fallait rien regretter. Au moins avaient-ils fait preuve d’un peu d’audace, de férocité. Au moins avaient-ils démontré qu’ils n’étaient pas un troupeau passif attendant d’être conduit à l’abattoir.
Une nouvelle explosion secoua le vaisseau et le fauteuil dans lequel il était installé. À sa gauche, des pans de métal déchiré se soulevèrent et s’envolèrent devant lui, le manquant de peu. La déflagration était plus puissante que les précédentes et, pourtant, beaucoup moins bruyante, car le pont était désormais presque vide d’air. On en sentait les effets sans l’entendre.
Les ténèbres. Les lumières s’éteignirent toutes d’un seul coup, les moniteurs moururent. Des spectres d’images disparues dansèrent devant ses yeux comme il jetait un regard circulaire sur la salle à la recherche d’une quelconque source lumineuse. En vain. Plus rien ne fonctionnait.
Avec les ténèbres vint le silence. Le pont et son scaphandre ne contenaient plus la moindre trace d’air.
Brimiaice sentit quelque chose se briser en lui. Il avait l’impression que sa chair enflait, qu’elle voulait se coller à la paroi de son scaphandre. Il s’attendait à avoir mal. Il eut mal.
Du coin de l’œil, il aperçut soudain une lueur. Il leva la tête en même temps que la lumière s’intensifiait et inondait la moitié de la salle de contrôle. Il réalisa alors qu’il pouvait voir, par un trou béant, la superstructure du croiseur éclairée par une intense…
* * *
Le lieutenant Inesiji de la garde du palais de Borquille était étendu, répandu dans un cratère en forme de nid au milieu des restes d’une colonne de puissance atmosphérique, dont les débris fauves et rouges, tordus, brisés en mille morceaux, jonchaient la place qui menait à la demeure du Hierchon. Le socle de la colonne haute de plusieurs kilomètres avait été touché lors de la première attaque, plus tôt dans la matinée. L’édifice s’était alors écroulé, effondré sur lui-même avec une lenteur étonnante, dans un gigantesque nuage de vapeur et de poussière, avant que sa moitié supérieure surplombée d’une plate-forme circulaire ne bascule, dessinant dans le ciel un O gigantesque qui s’abattit comme une masse d’arme sur les immeubles peu élevés qui cerclaient la place.
Inesiji avait assisté à la scène du sommet du palais, caché derrière le poste de contrôle d’un canon à impulsions, dissimulé par un filet de camouflage, à plusieurs centaines de mètres du nuage de débris. Les humains et les Whules qui étaient là-haut avec lui – ses camarades – gisaient autour des trois pieds de l’arme. Les envahisseurs avaient attaqué avec des canons à neutrons, des rayons, des bombes, exterminant presque tout ce qui vivait dans le voisinage. Les Jajuejeins étaient moins faciles à tuer. Enfin, cela prenait un peu plus de temps. Inesiji souffrait et sentait son corps qui s’ankylosait, mais il tiendrait comme cela pendant plusieurs jours.
Les Affamés voulaient s’emparer du palais intact, d’où les armes utilisées. Pour cela, pour accomplir cet acte hautement symbolique, ils ne pourraient faire autrement que d’envoyer des soldats au sol, où ils seraient plus vulnérables, où il serait peut-être possible de leur infliger quelques pertes. Question d’honneur.
Lorsque les premières plates-formes automatisées étaient apparues en bourdonnant, le lieutenant les avait ignorées. Un drone l’avait survolé en hésitant, puis s’en était allé. Ses sens n’étaient pas calibrés pour détecter un Jajuejein. Inesiji tint bon, resta parfaitement immobile, même lorsque les premières navettes atterrirent sur la place jonchée de gravats et de cadavres. Quatre, cinq, six machines se posèrent et vomirent des soldats lourdement armés et protégés. Certains étaient même enserrés dans un énorme exosquelette.
Lorsqu’un appareil plus grand et à l’allure plus majestueuse fit son apparition derrière la première vague d’engins, Inesiji monta la puissance de son canon au maximum, débrancha les tampons de sécurité, appuya sur la détente et déversa son feu sur la navette de commandement puis sur les transports de troupes plus petits, avant d’enclencher le bouton de tir automatique et de s’enfuir dans une longue galerie incurvée avec une simple arme de poing. Quelques secondes plus tard, l’ennemi riposta, découpa un trou de vingt mètres de diamètre dans la bâtisse sphérique. Il voyait le trou de là où il était, en bas, parmi les débris de la grande colonne atmosphérique, qui avait cessé de fumer depuis peu. Les heures passèrent. Il tua une dizaine de soldats, détruisit deux navettes, tirant puis se hâtant de changer de position. Leur problème, c’était qu’ils étaient persuadés d’être à la recherche d’un humain. Un Jajuejein sans uniforme ou autres vêtements qui se fondait au milieu des gravats ne correspondait pas à l’image qu’ils se faisaient d’un soldat. De fait, il ressemblait à un bouquet de brindilles métalliques, à un rouleau de câble électrique emmêlé. Un commando avait perdu la vie en foulant ces câbles pour récupérer une arme qui paraissait abandonnée au milieu des débris. Comme un être vivant, l’arme s’était animée, élevée dans les airs pour lui tirer en pleine tête.
Inesiji allait de plus en plus mal. Les effets des radiations commençaient à se faire cruellement sentir. Il s’ankylosait pour de bon. La nuit était en train de tomber, et il ne pensait pas revoir la lumière du jour. De la fumée s’élevait au-dessus de la ville. Il y avait des éclairs dans le ciel et au niveau du sol. Des coups de feu et des explosions retentissaient à intervalles réguliers, mais sonnaient creux, car la ville était déserte, vide.
Il entendit les pas lourds d’un exosquelette juste au-dessus du bord du cratère dans lequel il était étendu. Le soldat se rapprochait toujours plus.
Il se retourna une dernière fois vers le trou pratiqué dans la paroi du palais sphérique inondé d’une lumière rosâtre. Il se hissa légèrement pour voir où était cet exosquelette et mourut, découpé en morceaux par un feu nourri de lasers provenant d’une plate-forme située cent mètres au-dessus de lui.
* * *
L’énorme vaisseau scintillant habillé d’or et de platine faisait un demi-kilomètre de diamètre. C’était une version mobile et légèrement plus petite du palais du Hierchon. Il s’enfonça lentement dans les couches nuageuses supérieures comme une graine géante et brillante. Les minuscules flèches aiguës qui formaient son escorte tournoyaient autour de lui, s’éloignaient et se rapprochaient comme une nuée d’insectes.
Un engin semblable à un cuirassé argenté émergea des couches atmosphériques inférieures à un kilomètre de là, puis stabilisa son altitude. Lentement, le vaisseau géant ralentit sa descente et s’arrêta au niveau du cuirassé, qui demanda à l’intrus de s’identifier.
L’équipage du navire nasquéronien entendit une voix puissante et manifestement synthétisée répondre :
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