« Citoyen américain ! » crie-t-il aux soldats qui passent furtivement près de lui, leur tenue désormais camouflée dans le réfléchissant et l’infrarouge. « Citoyen américain ! » Un subedâr à la moustache délicieusement soignée s’arrête le temps d’inspecter ses papiers. Son badge d’unité arbore la roue éternelle du Bhârat. Il tient avec désinvolture un fusil d’assaut multitâche.
« On a des unités mobiles à l’arrière, dit-il. Allez-y. On s’occupera de vous. » Il n’a pas fini de parler que les hélicoptères réapparaissent au-dessus du train, désormais à moitié en feu. « Partez, monsieur. » Le subedâr se met à courir, l’hélicoptère de tête braque sa tourelle ventrale sur lui et ouvre le feu. Thomas Lull voit l’uniforme de l’officier luire en absorbant la décharge laser, puis le militaire bhâratî braque son arme et tire un missile antiaérien. L’hélicoptère remonte et vire dans une gerbe de paillettes, tandis que le petit missile qui le poursuit trace un zigzag flamboyant dans la nuit. Une pluie de fines lamelles métalliques de la couleur du shatabdi en feu tombe autour de Thomas Lull et d’Aj. Reconnaissant une plus grande menace, un groupe de robots antiémeute a pris position sur le toit du train et tente de tenir les troupes bhâratîes à distance à l’aide de lasers incapacitants et de paillettes antiémeute. La lueur des flammes se reflète sur les joints et les tendons chromés. Les humains les attaquent un à un avec des tirs électromagnétiques. Chaque robot qui tombe du train libère une couvée de sous-drones gros comme le poing, qui rebondissent, se déploient en scarabées armés de câbles rotatifs genre coupe-bordure et se précipitent sur les militaires. Thomas Lull voit un soldat tomber et détourne Aj avant qu’il se fasse écorcher par le câble. Il voit le subedâr agiter le pied pour détacher un scarabée de son brodequin et le réduire en pièces d’un coup de crosse. Mais les machines sont trop nombreuses. C’est la tactique. Le subedâr rappelle ses soldats. Ils se replient en courant, poursuivis par les scarabées. Thomas Lull s’agrippe toujours à son passeport, comme un crucifix brandi au visage d’un vampire.
« Je ne pense pas que ça suffira », dit le subedâr tout en tirant Thomas Lull par le bras. Derrière la rangée de véhicules, des hommes munis de lance-flammes, jusqu’ici furtifs, deviennent visibles. Et Thomas Lull se rend compte qu’Aj lui a échappé. Il crie son nom. Il ne sait pas combien de fois, ce soir-là, il l’a appelée d’un ton aussi perdu, aussi désemparé par la peur. Thomas Lull s’arrache à l’officier bhâratî.
Aj se tient debout devant la rangée de robots de combat qui bondissent et avancent à toute allure. Elle pose un genou à terre. Ils sont à quelques mètres, à quelques instants, on entend le son aigu de leurs fils à écorcher. Elle lève la main gauche, paume en avant. L’assaut des robots s’interrompt. Un par un, puis par deux, dix, vingt, ils cessent de faire tourner leurs armes et se recroquevillent dans leur sphère de transport. Puis un javân bhâratî se précipite pour emmener Aj et les lance-flammes se déchaînent, feu sur feu. Thomas Lull rejoint Aj. Elle tremble, larmoie, tachée de fumée, la sangle de son petit bagage encore tordue dans la main.
« Quelqu’un a une couverture ou quelque chose comme ça ? » demande-t-il alors que le soldat leur fait traverser la rangée d’automobiles. Une couverture de survie se déploie de quelque part, Thomas Lull la drape sur les épaules d’Aj. Le soldat recule, il a vu les hélicoptères de frappe aeais et combattu les robots, mais cela l’effraie. Tu fais bien, pense Thomas Lull en guidant Aj vers le camp de transporteurs de troupes. On ferait tous bien.
Chacun des cinq cadavres a les poings levés. M. Nanda a vu assez de victimes d’incendie pour savoir qu’il y a à cela une explication liée à la biologie et la température, mais une sensibilité plus ancienne, pré-siècle des Lumières les voit combattre des tourbillons de djinns de feu. La fin a dû être diabolique. L’appartement est toujours noir de suie, avec, flottant ou dérivant dans l’air, des cendres de polycarbone et de la vapeur de boîtiers informatiques. Quand elles retombent sur la peau de M. Nanda, elles la maculent d’un khôl très soyeux et très foncé. Il faut une température supérieure à mille degrés pour réduire du plastique en suie de carbone pur.
Vârânacî, cité de crémations.
L’équipe de la morgue referme la glissière des housses noires. Des sirènes retentissent dans la rue : les pompiers s’en vont. L’endroit relève désormais des forces de sécurité, le Ministère venant en fin de liste. Des types de la police scientifique passent tout près de M. Nanda en enregistrant des vidéos sur leurs palmeurs. Il empiète sur la juridiction d’un autre. M. Nanda a sa propre et confortable méthodologie : pour lui, simple observation et exercice d’imagination suffisent à produire des idées et des intuitions qui pourraient échapper à jamais aux procédures de police.
Le premier des sens qu’agresse le crime, c’est l’odorat. De l’entrée, M. Nanda sent la viande brûlée ainsi que l’odeur douce, étouffante et huileuse du plastique fondu. La puanteur surpasse à tel point ce que lui rapportent ses autres sens que M. Nanda doit se concentrer pour en extraire des informations. Il écarquille les narines, à la recherche d’indices, de contradictions, d’une subtile incohérence qui pourrait lui suggérer ce qui s’est passé là. Un défaut électrique dans un des nombreux ordinateurs, a aussitôt suggéré le spécialiste en incendies. Arrive-t-il à détecter ce fourmillement d’énergie caractéristique dans le mélange ?
Le deuxième sens est la vue. Ce qu’il a vu à son arrivée sur les lieux ? Une double porte forcée par les appareils hydrauliques des pompiers, l’extérieure étant une porte d’appartement standard, l’intérieure, en lourd métal vert, résistante et barrée, ses loquets voilés par les vérins des pompiers. Ils n’arrivaient pas à ouvrir la porte ? Ils ont été piégés par leur propre sécurité ? La peinture a brûlé à travers la porte intérieure, métal noirci à nu. Procédons. Un petit couloir, le salon, les chambres dont ils se servaient comme ferme de mémoire. La cuisine : des squelettes de placards et d’étagères aux murs, la mélamine détachée, mais l’aggloméré intact. L’aggloméré survit. Cendre et noirceur, choses fusionnées en d’autres. Les fenêtres ont été soufflées vers l’intérieur. Une chute de pression ? Le feu a presque dû s’étouffer lui-même. Il aurait dégagé de la fumée noire. Asphyxié les occupants avant que les fenêtres implosent et que de l’oxygène frais attise le djinn du feu. Des restes fondus de lecteurs informatiques coulent l’un dans l’autre. Vikram sauvera ce qui peut être sauvé.
L’ouïe. Malgré les trois mille personnes vivant dans cet ensemble d’appartements, il règne à l’étage de l’incendie un silence absolu. Sans même le murmure d’une radio laissée par mégarde allumée. Les pompiers ont levé leur cordon de sécurité, mais les habitants montrent peu d’enthousiasme à regagner leurs foyers. Selon certaines rumeurs, l’incendie serait dû à une attaque des Awadhîs désireux de venger le massacre au shatabdi. Les occupants des deux appartements voisins ne savent que ce qui s’est passé lorsque le mur mitoyen est devenu brûlant et que la peinture a commencé à se cloquer.
Le toucher. La saleté graisseuse de la suie se coagulant dans l’atmosphère. Une toile d’araignée noire atterrit sur la manche de M. Nanda. Il va pour l’essuyer, mais se rappelle qu’elle est constituée à dix pour cent de graisse humaine.
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