M. Nanda lance les concertos pour violon de Bach sur son palmeur, se cale dans son fauteuil en cuir, joint les doigts en stûpa et se tourne vers la ville étendue derrière la fenêtre. Elle a été un gourou infaillible et inlassable pour lui. Il la scrute comme un oracle. Vârânacî est la Cité de l’Homme et toute action humaine se reflète dans sa géographie. Ses motifs et traumatismes ont provoqué en lui des éclairs de perspicacité et de sagesse qui dépassent la raison et le rationnel. Aujourd’hui, sa ville lui montre des formes de flammes. Chaque jour, plus d’une dizaine de colonnes de fumée montent d’incendies domestiques. Les nombreuses classes moyennes ont perdu l’habitude d’incinérer les épouses, mais il ne doute pas que certains de ces rubans de fumée plus pâles, plus lointains, soient des « feux de cuisine ».
Tu es en sécurité avec moi, Pârvati, pense-t-il. Tu peux être sûre que je ne te ferai jamais de mal, que je ne me lasserai jamais de toi, car tu es rare, une perle qui n’a pas de prix. Tu es protégée de la satî de l’ennui ou de l’envie de dot.
Les transports de troupes traversent le ciel au même rythme régulier. Combien de lâkhs de soldats, désormais ? Dans la voiture de patrouille, il avait parcouru les grands titres du jour. Des javâns bhâratîs avaient repoussé dans l’ouest d’Allâhâbâd une incursion awadhîe le long de la ligne de chemin de fer. Des robots awadho-américains attaquaient une manifestation bloquant un shatabdi marâthî sur la ligne principale venant de l’Awadh. M. Nanda reconnaît la puanteur de la communication politique des Rânâ, plus forte que n’importe quel encens ou fumée crématoire. Quelle ironie que les Américains, artisans des lois Hamilton, aient choisi de faire la guerre par l’intermédiaire des machines dont ils se méfiaient tant. Si les aeais de dernière génération accédaient un jour aux robots de combat…
Les doigts de M. Nanda s’écartent. Une intuition. Une illumination. Du mouvement près de lui : un châï-boy emporte son sachet usagé sur une soucoupe en argent.
« Châï-wallah. Fais-moi descendre Vikram. Vite.
— Tout de suite, sahb. »
Des appareils militaires aeais de contre-contremesures. Formés pour descendre comme des faucons de chasse assassiner les experts en cyberguerre. Équipés de lasers pulsés. L’arme du crime est dans les parages, elle patrouille dans l’espace aérien sacré de la ville sacrée. Quelqu’un s’est introduit dans les systèmes militaires.
L’odorat de M. Nanda est le premier de ses sens à l’informer de l’arrivée de Vik.
« Vikram.
— Que puis-je pour vous ? »
M. Nanda pivote sur son fauteuil.
« Veuillez me trouver la trace des déplacements de tous les drones militaires aeais qui ont survolé Vârânacî ces douze dernières heures. »
Vikram se mord la lèvre supérieure. Il porte ce jour-là de grosses chaussures de course et des pseudo-shorts qui s’arrêtent à mi-mollet, avec un haut moulant qu’un gros consommateur de glucides tel que lui ferait mieux d’éviter.
« Faisable. Pourquoi ?
— J’ai dans l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un banal incendie volontaire. J’ai dans l’idée qu’il a été provoqué par une décharge délibérée de laser infrarouge à haute énergie par un appareil-aeai militaire. » Vik hausse les sourcils. « Du nouveau sur l’origine du blocage du système de sécurité ?
— Eh bien, ça ne provient pas de la Mutuelle Ahura Mazda de Vârânacî. La source s’est bien protégé le cul, mais nous la retrouverons. Ce qu’on a pu récupérer de Badrinâth nous a fourni des données initiales. On ne sait pas ce qu’ils voulaient détruire, mais ils ont effacé beaucoup de données de valeur avec. On a perdu les bodhisofts de Jim Carrey, Madonna et Phil Collins.
— Je ne crois pas qu’ils s’intéressaient aux bodhisofts, ni même aux informations, dit M. Nanda. Je crois qu’ils en voulaient aux occupants.
— Comment se fait-il que tout finisse toujours par être une histoire d’humains, même au service d’Autorisation des Aeais ? demande Vikram en sautillant sur ses chaussures de jogging rembourrées. Et la prochaine fois que vous aurez aussi absolument besoin de moi, un simple message suffira. Ces escaliers me tuent, moi. »
Mais ce ne serait pas convenable pour un chef-enquêteur, veut dire M. Nanda. Ordre, propriété, costumes sans taches, varna. Pour sa dixième Holî, sa mère les avait déguisés en petits jedis, avec des robes qui s’agitaient, et les nouveaux super-pistolets à eau du magasin de Chatterjî, ceux avec cinq canons séparés, comme une mitrailleuse Gatling, chacun des canons contenant une des couleurs de la fête. Il avait regardé son frère et sa sœur cadets évoluer en manteaux à capuchon fabriqués à l’aide de vieux draps, agitant leurs tubes de liquides de couleur brillante avec des zoch, zoch, zoch pour abattre les forces du côté obscur. Il ressent à nouveau cette nausée d’embarras à la perspective de se montrer en public dans ces haillons humiliants, avec ces jouets bon marché, alors que tout le monde regardait. Cette nuit-là, il s’était glissé hors de son lit pour tous les emporter au brasero de Dîpendra, le veilleur de nuit, et les confier aux charbons ardents. La colère de son père avait été terrible, la déception et l’incompréhension de sa mère encore pires, mais il avait supporté stoïquement les émotions et les privations, sachant qu’il avait évité bien plus terrible : la honte.
Les doigts de M. Nanda cherchent son lighthoek. Il va appeler Pârvati, pour cette histoire de bébé brahmane, il va lui dire ce qu’il pense vraiment de ces choses. Il va lui dire carrément, elle saura et il n’en sera plus question. Il se glisse le hoek sur l’oreille, ajuste machinalement l’inducteur et va pour passer son appel quand il en reçoit un, extérieur, inattendu.
« Mfff », fait M. Nanda, incommodé. C’est Chauhan.
« Voilà une innovation : c’est moi qui vous appelle. J’ai quelque chose à vous montrer, Nanda. »
« C’était un laser infrarouge, n’est-ce pas ? » demande M. Nanda en entrant dans la morgue. Les corps sont allongés sur des tables en céramique, cadavres-momies ratatinés aux dents découvertes.
« Bien vu », dit, au milieu de ses très sages assistants, le jovial et rude Chauhan dans sa tenue verte de morgue. « Une brève et forte décharge d’un puissant laser infrarouge, presque certainement aéroporté, même si je n’exclurai pas un tir au même niveau depuis la résidence Shânti Rânâ, en face. »
Un corps, plus horriblement carbonisé que les autres, n’est qu’un bâton noir liant les côtes dénudées aux fémurs jaunes, tronqués aux genoux. La puanteur des cheveux, de la chair, des os brûlés est pire dans la morgue municipale neuve et immaculée de Rânâpur que masquée par les hydrocarbures et les polycarbonates de l’appartement, mais il n’y a rien dans cette pièce propre et fraîche qu’un citoyen de Vârânacî ne trouverait nouveau ou dérangeant.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Je le soupçonne de s’être trouvé près de la fenêtre au moment de la boule de feu. Ce n’est pas lui qui nous intéresse », continue Chauhan alors que M. Nanda se penche sur l’inhumaine forme en Y du pirate darwinware. « Plutôt ceux-là. On n’a bien entendu rien pour les identifier, je n’ai fait que jeter un œil pour le moment, mais là c’était un homme et là une femme. Lui européen, de quelque part entre Palerme et Paris, elle indienne du Sud/dravidienne. J’ai l’impression que c’était un couple. À noter que son utérus souffrait d’une grave déformation congénitale et ne pouvait sûrement pas fonctionner. Les bonnes vieilles procédures de police finiront par les identifier, mais j’ai pensé que ceci pourrait vous intéresser. »
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