Le goût, le cinquième examen. M. Nanda a appris la technique des chats : dilater les narines, entrouvrir la bouche, faire passer l’air sur le palais. Peu élégant, mais efficace pour les petits prédateurs et pour les flics Krishna.
« Nanda, qu’est-ce que vous pouvez bien être en train de faire ? » Chauhan, le légiste, emballe l’avant-dernier cadavre et colle l’étiquette de transport sur le plastique.
« Quelques examens préalables. Vous avez déjà quelque chose pour moi ? »
Chauhan hausse les épaules. C’est un type grand et large à la jovialité rugueuse de ceux qui travaillent dans l’intimité des victimes de mort violente.
« Contactez-moi cet après-midi, j’aurais peut-être du nouveau à ce moment-là. »
S’apercevant qu’on marche sur ses plates-bandes, Vaish, l’inspecteur de police responsable, lève les yeux d’un air désapprobateur.
« Dites-moi, Nanda, lance Chauhan en reculant alors que son équipe en combinaison blanche hisse le sac sur le brancard, il paraît que votre dame reconstruit les jardins suspendus de Babylone. Son village doit beaucoup lui manquer.
— Qui raconte ça ?
— Oh, un peu tout le monde, répond Chauhan en couchant par écrit ses remarques sur le quatrième cadavre. Le bruit court depuis la fête des Dawâr. Cette victime-là était une femme. Intéressant. Et donc, Nanda, les doigts verts, alors ?
— Je fais construire un endroit tranquille sur mon toit, oui. Nous pensons l’utiliser pour les divertissements, les dîners, les réceptions. Très à la mode au Bengale, les jardins de toit.
— Au Bengale ? Ils ont toutes les modes du monde, là-bas. » Chauhan se considère l’égal de M. Nanda au niveau intellect, formation, carrière et statut, et donc à tous points de vue sauf celui du mariage. M. Nanda s’est marié dans sa jâtî. Chauhan, à un niveau inférieur de sous-caste.
M. Nanda fronce les sourcils, les yeux levés vers le plafond.
« Je suppose qu’il y avait un système anti-incendie au halon, comme partout ? »
Chauhan hausse les épaules. L’inspecteur Vaish se lève. Il comprend.
« Avez-vous trouvé quoi que ce soit qui ressemble à un boîtier de contrôle ? demande M. Nanda.
— Dans la cuisine », répond l’inspecteur. Le boîtier se trouve sous l’évier, près du siphon, à l’endroit le moins pratique. Nanda arrache la porte de placard brûlée, s’accroupit et promène le rayon de son stylo-torche. Ces gens-là utilisaient beaucoup de détergents multisurfaces. À cause de tous ces boîtiers d’ordinateur, suppose M. Nanda. La chaleur a même pénétré à l’intérieur du boîtier de sécurité, amollissant la soudure et déformant le couvercle en plastique. M. Nanda le dévisse de quelques tours de multi-outils. Les ports de service sont intacts, aussi M. Nanda y branche-t-il la boîte d’avatars et appelle-t-il Krishna. L’aeai se déploie dans l’espace réduit sous l’évier. Le dieu des petites tâches ménagères. L’inspecteur Vaish s’accroupit près de M. Nanda. Lui qui irradiait ressentiment et irritabilité semble maintenant assez impressionné.
« J’accède aux fichiers du système de sécurité, explique M. Nanda. Ça ne prendra pas plus de quelques secondes. Paradoxalement, alors qu’ils protègent leur ferme de mémoire avec des clés quantiques, ils se contentent d’un simple code à quatre chiffres pour leur système anti-incendie. Et c’est justement…», ajoute-t-il tandis que les lignes de commandes défilent dans son champ de vision, « ce qui semble avoir provoqué leur perte. Avons-nous une estimation de l’heure de l’incendie ?
— L’horloge du four s’est arrêtée à dix-neuf heures vingt-deux.
— Le boîtier a enregistré à dix-neuf heures cinq, venue de la compagnie d’assurances, une commande – sûrement fausse – d’arrêt du système à gaz halon. Et d’activation des verrous de la porte.
— Ils ont été pris au piège.
— Oui. » M. Nanda se relève, s’époussette, remarque avec dégoût la présence de légères taches noires constituées à dix pour cent de graisse humaine là où la suie en suspens s’est redéposée sur lui. « Il s’agit donc de meurtres. » Il range ses avatars dans la boîte. « Je rentre au bureau rédiger un rapport initial. J’aurais besoin des processeurs les moins abîmés dans mon service avant midi. Et, monsieur Chauhan…» Penché sur la dernière victime, un corps brûlé jusqu’aux os avec un sourire tout en dents affreusement blanches au milieu de charbon noir, le légiste lève les yeux. M. Nanda connaît ces dents : l’impudent sourire de singe de Râdhâkrishna. « Je passe vous voir à quinze heures, je compte sur vous pour avoir quelque chose à me raconter. »
Il quitte la coquille incendiée du sundarban Badrinâth en imaginant le sourire du technicien de la police scientifique. Comme lui, ces techniciens manquent d’argent et de patience pour se marier dans leur jâtî.
Au petit-déjeuner, il n’avait été question que de la réception chez les Dawâr.
« Il faut qu’on en donne une », insista Pârvati, radieuse et fraîche, une fleur dans ses longs cheveux bruns. Dans son dos, un murmure baryton de voix mâles commentait le cinquième test-match. « Une fois le jardin de toit terminé, on organisera un durbar où on invitera tout le monde, ça fera parler pendant des semaines. » Elle sortit son agenda de son sac. « En octobre ? C’est là qu’il présentera le mieux, après la mousson tardive.
— Pourquoi regardons-nous le cricket ? s’enquit M. Nanda.
— Oh, ça ? Je ne sais pas pourquoi on est dessus. » Elle fit le geste pour Petit-déjeuner avec Bhartî en direction de l’écran. Un numéro de danse en studio apparut. « Là, content ? Octobre, ça me paraît bien, c’est toujours un mois très plat. Mais ça pourrait sembler un peu minable après les Dawâr, je veux dire, c’est un jardin et je l’adore, vraiment, c’est très gentil de votre part de me laisser l’avoir, mais ce ne sont que des plantes et des graines. Combien ça leur a coûté d’avoir un bébé brâhmane, à votre avis ?
— Davantage que ne peut se le permettre un Enquêteur du ministère de Régulation et d’Autorisation des Intelligences Artificielles.
— Oh, mon amour, je n’ai pas pensé un seul instant…»
Écoute-toi, ma bulbul, pensa-t-il. Tu gazouilles, tu laisses ces mots s’échapper de tes lèvres en supposant que ce sera formidable parce que tu es en permanence au milieu de couleurs, de mouvements, de fleurs. J’ai entendu les femmes de la bonne société que tu envies tant et je n’ai rien dit parce qu’elles avaient raison. Tu es originale, ouverte, tu dis ce que tu penses. Tu es honnête dans tes ambitions, et c’est pour cela que je te garde à l’écart d’elles et de leur société.
Sur la Banquette du Petit-Déjeuner, le sourire aux lèvres, Bhartî papotait avec ses Invités ! Spéciaux ! De la Matinée ! Aujourd’hui, les Funki Pûrîs, spécialités de notre chef invité, Sanjîv Kapûr !
« Bonne journée, mon trésor », lança M. Nanda en repoussant sa tasse de thé ayurvédique à moitié vide. « Oublie ces snobs. Ils n’ont rien dont nous ayons besoin. Nous nous avons l’un l’autre. Je rentrerai peut-être tard. Il faut que j’enquête sur une scène de crime. » M. Nanda embrassa sa superbe épouse et partit inspecter les restes calcinés de M. Râdhâkrishna dans son sundarban modestement logé dans un appartement au quinzième étage du Grand Ensemble Diljît Rânâ.
Tout en secouant par le cordon le sachet de thé dont il vient de se servir, M. Nanda baisse les yeux sur Vârânacî par la fenêtre en essayant de comprendre ce qu’il a vu dans l’appartement sinistré. L’incendie avait été intense, mais circonscrit. Contrôlé. Provoqué. Une charge creuse ? Une décharge de laser infrarouge depuis l’extérieur ?
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